Mémoires de l'Institut Fondamental d'Afrique Noire. N° 80
Dakar. 1968, 1970, 1975. Trois Tomes. 2377 pages
Le déterminisme du milieu géographique paraît souvent démenti
par l'histoire car, en Afrique comme ailleurs, l'évolution des
sociétés humaines illustre une emprise croissante sur la nature,
et une efficacité grandissante dans l'exploitation de ses ressources.
Il reste que les civilisations les moins évoluées, comme celles
des chasseurs nomades du Kalahari ou des Pygmées de la Grande
Forêt, subissent encore des contraintes tyranniques et que les
sociétés agricoles des Noirs n'en sont pas entièrement libérés.
Leurs techniques essentielles, celles qui déterminent la densité
des hommes et les rythmes de leur vie collective, permettent déjà
de transformer profondément le milieu, mais non d'en mépriser
les lois fondamentales. Celles-ci posent des limites mais la liberté
créatrice de l'homme a toujours joué dans leur cadre, si bien
qu'on voit des peuples voisins tirer des partis très variables
de milieux analogues et trouver des solutions plus ou moins heureuses
à des problèmes presque identiques.
La révolution samorienne n'a pas échappé aux servitudes naturelles
que subissait la société qui l'a enfantée, et il est donc nécessaire
d'en brosser au préalable le cadre géographique. Le conquérant
a cherché des remèdes à des déséquilibres qui s'étaient établis
au niveau des relations entre hommes, c'est-à-dire de la culture,
mais celle-ci ne peut s'expliquer si nous ne décrivons pas d'abord
le milieu au sein duquel et contre lequel elle s'était formée.
L'aventure samorienne se distingue nécessairement par certains
traits personnels des entreprises analogues auxquelles on pourrait
être tenté de la comparer. Comme le berceau de l'Empire présente
de son côté des caractères qui sont exceptionnels dans cette partie
du continent, on est naturellement poussé à mettre ces faits en
rapport.
L'originalité de l'Afrique subsaharienne réside paradoxalement
dans son extrême uniformité. En dehors du massif éthiopien, ce
continent possède la plus grande plate-forme tectoniquement stable
du monde, et ses horizons rectilignes s'étendent à l'infini. Le
paysage de ce « bouclier » ne connaît d'autre variété que celle
des zones végétales qui sont déterminées, faute de relief, par
l'action du climat et accessoirement la nature des roches.
Cela est particulièrement vrai de l'Afrique Occidentale, dont
la surface est remarquablement monotone et dont les paysages végétaux
s'allongent d'Ouest en Est répartis en bandes étroites qui assurent
toutes les transitions depuis les étendues arides du Sahara jusqu'aux
moiteurs de la Grande Forêt. Le tracé parallèle du Golfe de Guinée,
vers le 5ème degré de latitude, crée en outre un effet de mousson
qui vient renforcer ici le jeu des facteurs astronomiques.
Il y a là les éléments d'un puissant déterminisme géographique
mais nous n'avons pas le droit d'affirmer, a priori, qu'il a joué.
C'est ainsi qu'on a souvent considéré les savanes sahéliennes
et soudaniennes, qui donnent des pays ouverts, favorables aux
relations humaines, comme une invitation aux fondateurs d'Empires.
En contraste, le monde clos et hostile de la Forêt aurait produit
une humanité morcelée et repliée sur elle-même.
D'innombrables exceptions existent cependant pour nous rappeler
que si le milieu permet et parfois suggère, il n'impose jamais
rien. Des démocraties rurales, des « anarchies » au sens étymologique
de ce mot, ont pu se maintenir au coeur des savanes en dépit de
la pression des Empires, et Baumann a forgé pour leur civilisation
le nom de « paléonégritique » parce qu'elle évoque, de façon peut-être
illusoire, la condition des premiers agriculteurs soudanais. Inversement
l'homme a su maîtriser la forêt, sur le Bas-Niger par exemple,
et il y a construit des Empires comme la Confédération Ashanti.
Les travaux de Sautter sur le bassin du Congo paraissent démontrer
qu'une densité minimum du peuplement forment un seuil au-delà
duquel les civilisations sont vite en état de s'imposer au milieu.
Le caractère complémentaire des diverses zones naturelles suggère
cependant d'autres formes de déterminisme. Le sel, par exemple,
est très rare en forêt tandis que la kola ne pousse pas en savane,
si bien que l'échange de ces deux produits était dans l'ordre
des choses. C'est donc dans le sens des méridiens, perpendiculairement
aux bandes végétales, que les hommes ont naturellement orienté
leur vie de relation dès qu'ils ont pu échapper à une économie
de subsistance. La ligne maîtresse de l'histoire ouest-africaine
s'est dès lors identifiée au commerce à longue distance qui rayonnait
à partir des premiers foyers établis au Sahel, sur les rives du
désert. Chacun d'eux est à l'origine d'un réseau de pistes et
celles-ci ont gagné progressivement la Forêt ou le Golfe de Guinée,
en suivant l'axe des méridiens. Quand l'Océan, jadis désert, a
porté les Européens sur ces rivages, les routes traditionnelles
n'ont eu qu'à s'allonger un peu pour rejoindre ces nouveaux pôles
du commerce. Elles l'ont fait partout où la Forêt, qui couvre
naturellement cette zone maritime, ne s'est pas avérée un obstacle
insurmontable.
L'admirable régularité de la zonation végétale est pourtant perturbée,
comme celle des climats, par diverses anomalies. La principale
est due au déplacement du front maritime quand le tracé de la
côte s'écarte des parallèles, mais son jeu peut être renforcé
ou neutralisé par la présence de reliefs importants ou par la
nature des sols.
Le berceau de l'Empire Samorien se trouve justement au point de
rencontre de ces anomalies et il en tire une forte personnalité.
La côte atlantique oblique en effet vers le Nord-Ouest, du Cap
des Palmes au Cap Vert, et elle est adossée, jusqu'à la Gambie,
aux hautes montagnes de la Dorsale. puis à celles du Fuuta-Dyalõ, dont les sommets suivent la même orientation à quelque distance
de la mer. Les fortes précipitations que suscite cet accident
majeur permettent à la Forêt de s'étendre loin au nord le long
de l'Océan mais les reliefs qui la morcellent et la diversifient,
la rendent ici plus pénétrable.
Le climat et les paysages de cette région sont des exceptions
en Afrique Occidentale car ils en démentent la monotonie. Le bastion
du Konyã, qui couvre le flanc nord de la Dorsale, participe à
cette originalité, et il est au coeur de cette histoire.
L'aventure de Samori en est issue, mais elle a été si longue et
si complexe, elle a intéressé des pays si divers dans des circonstances
si variées, qu'on éprouve de la peine à délimiter son domaine.
L'ancien Empire, qui atteignit l'apogée en 1884 et disparut dix
ans plus tard, avait cependant des frontières relativement stables.
Il était limité vers l'est par le Haut Sassandra et le Bagoé,
longeait le Niger dans le nord avant de déborder un peu sur la
rive gauche et butait à l'ouest sur les contreforts du Fuuta-Dyalõ. Il dévalait ensuite vers les basses terres de la Côte des Rivières
et moulait sa frontière méridionale sur la Grande Forêt dont la
muraille impénétrable l'isolait du Golfe de Guinée.
Tel fut le véritable domaine de Samori, le seul que nous allons
décrire avec quelques détails car ce milieu naturel et humain
a largement conditionné son entreprise, alors que les terres de
l'est, conquises après 1893, n'allaient lui fournir qu'un décor
exotique.
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