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Histoire et Tradition Orale


Djibril Tamsir Niane
Soundjata ou l'épopée mandingue
Paris. Présence africaine. 1960. 212 pages


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La femme-buffle

Maghan Kon Fatta, le père de Soundjata, était réputé pour sa beauté dans tous les pays ; mais c'était aussi un bon roi aimé de tout le peuple. Dans sa capitale Nianiba 1 il aimait souvent s'asseoir au pied du grand fromager qui dominait son palais de Canco. Maghan Kon Fatta régnait depuis longtemps, son fils aîné Dankaran Touman avait déjà dix ans et venait souvent s'asseoir sur la peau de boeuf près de son père.
Or donc un jour que le roi comme à son habitude s'était installé sous le fromager entouré de ses familiers, il vit venir vers lui un homme habillé en chasseur : il portait le pantalon serré des favoris de Kondolon ni Sané, sa blouse cousue de cauris indiquait qu'il était maître dans l'art de la Chasse ; toute l'assistance se tourna vers l'inconnu dont l'arc poli par l'usage brillait au soleil. L'homme avança jusqu'au devant du roi qu'il reconnut au milieu de ses courtisans. Il s'inclina et dit :
— « Je te salue roi du Manding, je vous salue tous du Manding; je suis un chasseur à la poursuite du gibier, je viens du Sangaran ; une biche intrépide m'a guidé jusqu'au mur de Nianiba. Par la Baraka de mon Maître, Grand Sïmbon, mes flèches l'ont touchée, elle gît non loin de vos murs. Comme cela se doit, O roi, je viens t'apporter ta part. »
Il sortit un gigot de son sac de cuir ; alors Gnankouman Doua, le griot du roi se saisit du gigot et dit :
— « Étranger, qui que tu sois tu seras l'hôte du roi car tu es respectueux des coutumes, viens prendre place sur la natte à nos côtés ; le roi est content car il aime les hommes droits. »
Le roi approuva de la tête et tous les courtisans approuvèrent. Le griot reprit sur un ton plus familier :
— « Toi qui viens du Sangaran pays des favoris de Kondolon ni Sané, Toi qui as eu sans doute un maître plein de Science, veux-tu nous ouvrir ton sac de savoir, veux-tu nous instruire par ta parole car sans doute tu as visité plusieurs pays. »
Le roi, toujours muet, approuva de la tête — un courtisan ajouta :
— Les chasseurs du Sankaran sont les meilleurs devins ; si l'Étranger veut, nous pourrons beaucoup apprendre de lui.
Le chasseur vint s'asseoir près de Gnankouman Doua qui lui céda un bout de natte. Il dit :
— Griot du roi, je ne suis pas de ces chasseurs dont la langue est plus habile que le bras ; je ne suis pas un raconteur de bonne aventure, je n'aime pas abuser de la crédulité des braves gens ; mais grâce à la science que mon maître m'a enseignée, je puis me vanter d'être devin parmi les devins.
Il sortit de son « sassa » 2 douze cauris qu'il jeta sur la natte ; le roi et tout son entourage s'étaient tournés vers l'Étranger qui malaxait de sa rude main les douze coquillages luisants. Gnankouman Doua fit discrètement remarquer au roi que le devin était gaucher. La main gauche est la main du mal, mais dans les arts divinatoires on dit que les gauchers sont les meilleurs. Le Chasseur murmurait tout bas des paroles incompréhensibles, sa main tournait et retournait les douze cauris qui prenaient des positions différentes qu'il méditait longuement ; soudain il leva les yeux sur le roi et dit:
— O roi, le monde est plein de mystère, tout est caché, on ne connaît que ce que l'on voit. Le fromager sort d'un grain minuscule, celui qui défie les tempêtes ne pèse dans son germe pas plus qu'un grain de riz ; les royaumes, sont comme les arbres, les uns seront fromagers, les autres resteront nains et le fromager puissant les couvrira de son ombre. Or qui peut reconnaître dans un enfant un futur grand roi ; le grand sort du petit, la vérité et le mensonge ont tété à la même mamelle. Rien n'est certain mais, roi, je vois là-bas venir deux étrangers vers ta ville.
Il se tut et regarda du côté de la porte de la ville pendant un moment. Toute l'assistance, muette, se tourna vers la porte.
Le devin revint à ses cauris.
D'une main habile il les fit jouer dans sa paume et les jeta.
— Roi du Manding, le destin marche à grands pas, le Manding va sortir de la nuit, Nianiba s'illumine, mais quelle est cette lumière qui vient de l'Est ?
— Chasseur, fit Gnankouman Doua, tes paroles sont obscures, rends-nous accessible ton langage, parle la langue claire de ta savane 3.
— J'arrive, griot. Écoutez mon message. Ecoute roi.
» Tu as régné sur le royaume que t'ont légué tes ancêtres, tu n'as pas d'autres ambitions que de transmettre ce royaume intact sinon agrandi à tes descendants ; mais Beau Maghan ton héritier n'est pas encore né.
» Je vois venir vers ta ville deux chasseurs ils viennent de loin et une femme les accompagne, Oh, cette femme ! Elle est laide, elle est affreuse. Elle porte sur le dos une bosse qui la déforme, ses yeux exorbitants semblent posés sur son visage, mais, ô mystère des mystères, cette femme, roi, tu dois l'épouser car elle sera la mère de celui qui rendra le nom de Manding immortel à jamais, l'enfant sera le septième astre, le Septième Conquérant de la terre, il sera plus puissant que Djoulou Kara Naïni. Mais roi, pour que le destin conduise cette femme jusqu'à toi, un sacrifice est nécessaire : tu immoleras un taureau rouge car le taureau est puissant ; quand son sang imbibera la terre, rien ne s'opposera plus à l'arrivée de ta femme. Voilà, j 'ai dit ce que j'avais à dire, mais tout est entre les mains du Tout-Puissant.
Le chasseur ramassa ses cauris et les rangea dans son sassa.
— Je ne suis qu'un passant, roi du Manding, je retourne au Sangaran. Adieu.
Le chasseur disparut, mais ni le roi Naré Maghan, ni son griot Gnankouman Doua n'oublièrent les paroles prophétiques ; les devins voient loin, leur parole n'est pas toujours pour l'immédiat ; l'homme est pressé et le temps est long, mais chaque chose a son temps.
Un jour donc, le roi et sa suite étaient encore assis sous le grand fromager de Nianiba, devisant comme d'habitude ; soudain leurs regards furent attirés par des étrangers qui entraient dans la ville. La petite Cour du roi, comme stupéfaite, regardait
Deux jeunes chasseurs, beaux et de belle allure marchaient, précédés par une jeune fille. Ils se dirigeaient vers la Cour ; les deux hommes portaient à leur épaule des arcs d'argent qui brillaient. Celui qui semblait le plus jeune des deux marchait avec l'assurance d'un Maître Simbon.
Quand les étrangers furent à quelques pas du roi, ils s'inclinèrent et le plus âgé parla ainsi :
— Nous saluons le roi Nare Maghan Kon Fatta et son entourage. Nous venons du Pays de Do, mais mon frère et moi sommes du Manding, nous sommes de la Tribu des Traoré. La chasse et l'aventure nous ont conduits jusqu'au lointain pays de Do 4 où règne le roi Do Mansa Gnèmo Diarra. Je m'appelle Oulamba et mon frère Oulani. La jeune fille est de Do, nous l'apportons en présent au roi car mon frère et moi l'avons jugée digne d'être la femme d'un roi.
Le roi et son entourage essayaient vainement de dévisager la jeune fille. Elle se tenait agenouillée, la tête baissée, elle avait laissé volontairement son foulard pendre devant son visage. Si la jeune fille arrivait à cacher son visage, elle n'arrivait pas toutefois à camoufler la bosse qui déformait ses épaules et son dos ; elle était laide, d'une laideur robuste, on voyait ses bras musclés et ses seins gonflés poussant fermement le solide pagne de cotonnade noué juste sous l'aisselle ; le roi la considéra un moment et le beau Maghan détourna la tête ; il fixa longuement Gnankouman Doua, puis baissa la tète. Le griot comprit tout l'embarras du Souverain.
— Vous êtes les hôtes du roi. Chasseurs, nous vous souhaitons la paix dans Nianiba, tous les fils du Manding ne font qu'un, mais venez vous asseoir, désaltérez-vous et racontez au roi à la suite de quelle aventure vous êtes partis de Do avec cette jeune fille.
Le roi approuva d'un signe de tête. Les deux frères se regardèrent et sur un signe du plus âgé, le plus jeune s'avança vers le roi, il déposa à terre la calebasse d'eau fraîche qu'un serviteur lui avait apportée.
Le chasseur dit : « Après les grandes moissons 5, mon frère et moi sommes partis du village pour chasser ; c'est ainsi que la poursuite du gibier nous a conduits jusqu'aux approches du pays de Do. Nous rencontrâmes deux chasseurs, l'un était blessé ; nous apprîmes par eux qu'un buffle extraordinaire désolait les campagnes de Do ; chaque jour il faisait des victimes, et après le coucher du soleil personne n'osait plus sortir des villages. Le roi Do Mansa-Gnèmo Diarra avait promis les plus belles récompenses au chasseur qui tuerait le buffle. Nous décidâmes aussi de tenter la fortune et c'est ainsi que nous pénétrâmes dans le pays de Do ; l'oeil vigilant, nous avancions avec précaution, quand au bord d'une rivière nous aperçûmes une vieille femme; elle pleurait, se lamentait, tenaillée par la faim ; aucun passant n'avait daigné jusque-là s'arrêter auprès d'elle. Elle nous pria au nom du Tout-Puissant de lui donner à manger; touché par ses pleurs, je m'approchai et tirai de mon sassa quelques morceaux de viande séchée. Quand elle eut bien mangé elle dit .
— Chasseur, Dieu te rende l'aumône que tu m'as faite.
Nous nous apprêtions à partir quand elle m'arrêta.
— Je sais, dit-elle, que vous allez tenter votre chance contre le buffle de Do, mais sachez que bien d'autres avant vous ont trouvé la mort dans leur témérité, car les flêches sont impuissantes contre le buffle ; mais, ô jeune chasseur, ton coeur est généreux et c'est toi qui seras vainqueur du buffle. Je suis le buffle que tu cherches, ta générosité m'a vaincue ; je suis le buffle qui désole Do, j'ai tué 107 chasseurs, j'en ai blessé 77, chaque jour je tue un habitant de Do, le roi Gnémo Diarra ne sait plus à quel génie porter ses sacrifices.
— Tiens jeune homme, prends cette quenouille, prends l'oeuf que voici, va dans la plaine de Ourantamba où je broute les récoltes du roi. Avant de te servir de ton arc, tu me viseras trois fois avec cette quenouille, ensuite tu tireras l'arc, je serai vulnérable à ta flèche, je tomberai, me relèverai, je te poursuivrai dans la plaine sèche, tu jetteras derrière toi l'oeuf que voici, un grand bourbier naîtra où je ne pourrai pas avancer, alors tu m'achèveras.
Pour preuve de ta victoire tu couperas la queue du buffle qui est d'or, tu la porteras au roi et tu exigeras la récompense qui t'est due.
Moi j'ai fait mon temps. J'ai puni mon frère, le roi de Do, qui m'avait privée de ma part d'héritage .»
Fou de joie je me saisis de la quenouille et de l'oeuf, la vieille femme m'arrêta d'un geste et dit :
— Il y a une condition, chasseur.
— Laquelle ? dis-je, impatient.
— Le roi promet la main de la plus belle fille de Do au vainqueur ; quand tout le peuple de Do sera rassemblé et qu'on te dira de choisir celle que tu veux pour femme, tu chercheras dans la foule ; tu trouveras, assise à l'écart sur un mirador, une jeune fille très laide, plus laide que tout ce que tu peux imaginer — c'est elle que tu dois choisir. On l'appelle Sogolon Kedjou ou Sogolon Kondouto car elle est bossue. Tu la choisiras, c'est elle mon double ; elle sera une femme extraordinaire si tu arrives à la posséder. Promets-moi de la choisir, chasseur. »
— Je jurai solennellement entre les mains de la vieille femme. Nous reprîmes notre chemin.
La plaine de Ourantamba était à une demi-journée de là, en route nous vîmes des chasseurs qui fuyaient et nous regardaient tout ébahis. Le buffle était à l'autre bout de la plaine ; quand il nous aperçut il fonça sur nous, les cornes menaçantes. Je fis comme avait dit la vieille et je tuai le buffle, je lui coupai la queue et nous rentrâmes dans la ville de Do à la nuit tombante 6, mais nous ne nous présentâmes devant le roi que le matin. Le roi fit battre les tambours ; avant le milieu du jour, tous les habitants du pays furent réunis sur la grande place. On avait déposé le corps mutilé du buffle au milieu de la place, la foule délirante l'injuriait tandis que nos noms étaient chantés en mille refrains. Quand le roi parut un silence profond se répandit sur la foule.
— J'ai promis la main de la plus belle fille de Do au valeureux chasseur qui nous débarrasserait du fléau qui nous accablait. Le buffle de Do est mort et voici le chasseur qui l'a tué. Je tiens ma parole. Chasseur, voici toutes les filles de Do, fais ton choix. »
Et la foule approuva par un grand hourrah.
Les filles de Do, portaient toutes ce jour-là leurs habits de fête, l'or brillait dans les cheveux et les poignets fragiles pliaient sous le poids de lourds bracelets d'argent, jamais place ne réunit tant de beauté. Fier, avec mon carquois au dos, je passai crânement devant les belles filles de Do qui me souriaient de leurs dents blanches comme le riz du Manding. Mais je me souvenais des paroles de la vieille femme. Je fis plusieurs fois le tour du grand cercle, j'aperçus enfin à l'écart sur un mirador Sogolon Kedjou. Je fendis la foule, je pris Sogolon par la main et l'entraînai au milieu du cercle. La montrant au roi je dis :
— O roi Gnémo Diarra, voici celle que j'ai choisie parmi les jeunes filles de Do, voici celle que je voudrais pour femme.
Le choix était si paradoxal que le roi ne put s'empêcher de rire ; alors ce fut un rire général, les gens se tordaient de rire. On me prit pour un fou et je devins un héros ridicule. « Il faut être de la Tribu des Traoré pour agir de la sorte », disait-on dans la foule 7, et c'est ainsi que mon frère et moi quittâmes Do le même jour sous la raillerie des Kondé.
Le beau Maghan, le roi Naré Maghan, voulut célébrer son mariage avec toutes les formalités coutumières afin que les droits du fils à naître ne pussent être contestés par personne. Les deux chasseurs furent considérés comme parents de Sogolon et c'est à eux que Gnankouman Doua porta les noix de kola traditionnelles ; en accord avec les chasseurs on fixa le mariage au premier mercredi de la nouvelle lune. Les douze villages du vieux Manding, tous les peuples alliés furent mis au courant et à la date choisie des délégations affluèrent de tous côtés vers Niani, la ville de Maghan Kon Fatta.
Sogolon avait été logée chez une vieille tante du roi; depuis son arrivée à Niani elle n'était jamais sortie, tout le monde voulait voir la femme pour qui Nare Maghan faisait un si pompeux mariage ; on savait qu'elle n'était pas belle, mais la curiosité était éveillée chez tout le monde ; déjà mille anecdotes circulaient, la plupart lancées par Sassouma Bèrèté la première femme du roi.
Dès l'aube les tambours royaux de Niani annoncèrent la fête ; la ville se réveilla au bruit des tambours qui se répondaient de quartier en quartier, la voix des griots s'élevait au milieu des foules, chantant les louanges du roi Nare-Maghan.
Chez la vieille tante du roi, la coiffeuse de Niani tressait les cheveux de Sogolon Kedjou. Etendue sur une natte, la tête posée sur les jambes de la coiffeuse, elle pleurait doucement et les soeurs du roi, selon la coutume, venaient la railler.
— Voici ton dernier jour de liberté, désormais tu seras notre femme.
— Fais tes adieux à la jeunesse, ajoutait une autre.
— Tu n'iras plus danser sur la place et te faire admirer par les garçons ; finie la liberté, ma belle, ajouta une troisième.
Sogolon ne disait mot. De temps en temps la vieille coiffeuse disait :
— Allons, cesse de pleurer, c'est une autre vie qui commence, tu sais, elle est plus belle que tu ne le croies. Tu seras mère et tu connaîtras la joie d'être reine au milieu de tes enfants. Allons, ma fille, n'écoute pas les méchancetés de tes belles-soeurs. » Devant la case les griottes des princesses chantaient le nom de la jeune mariée.
Pendant ce temps la fête battait son plein devant l'enceinte du roi, chaque village était représenté par une troupe de danseurs et de musiciens ; au milieu de la cour les anciens sacrifiaient des boeufs que des serviteurs dépeçaient tandis que de lourds vautours perchés sur le grand fromager suivaient des yeux cette hécatombe.
Assis devant son palais, Nare Maghan écoutait au milieu de ses courtisans la musique grave du « Bolon ». Doua, debout au milieu des notables tenait à la main sa grande lance, il chantait l'hymne des rois du Manding. Partout dans le village on chantait, on dansait ; les membres de la famille royale, comme cela se doit, manifestèrent leur joie par des distributions de grains, d'habits et même d'or. Même la jalouse Sassouma Bèrèté prit part à cette générosité ; entre autres, elle distribua aux griottes de beaux pagnes.
Mais le soir descendait, le soleil s'était caché derrière la montagne ; c'était l'heure où le cortège nuptial se formait devant la case de la tante du roi ; les tams-tams s'étaient tus. Les vieilles femmes parentes du roi avaient lavé et parfumé Sogolon ; on l'habilla tout de blanc, avec un grand voile sur la tête.
Sogolon marchait la première, tenue par deux vieilles femmes ; les parents du roi suivaient et, derrière, le choeur des jeunes filles de Niani chantait le chant du départ de la mariée ; elles rythmaient leurs chansons de battements de mains. Sur la distance qui séparait la maison de la tante du palais, les villageois et les invités s'étaient alignés pour voir passer le cortège. Quand Sogolon fut arrivée au seuil du vestibule du roi, un des jeunes frères de celui-ci l'enleva vigoureusement de terre et l'emporta en courant vers le palais, tandis que la foule poussait des hourrah.
Les femmes dansèrent longtemps encore devant le palais du roi, et après quelques générosités des membres de la famille royale, la foule se dispersa tandis que la nuit se faisait noire.
« Elle sera une femme extraordinaire si tu arrives à la posséder », c'étaient les paroles de la vieille femme de Do ; mais le vainqueur du buffle n'avait pu vaincre la jeune fille ; c'est après coup seulement que Oulani et Oulamba les deux chasseurs, pensèrent à donner Sogolon au roi du Manding.
La nuit donc Nare Maghan voulut accomplir son devoir d'époux ; Sogolon repoussa les attaques du roi ; celui-ci persista mais ses efforts furent vains et le matin de bonne heure, Doua trouva le roi anéanti comme un homme qui a subi une grande défaite.
— Qu'y a-t-il, mon roi, fit le griot
— Je n'ai pas pu la posséder - d'ailleurs elle m'effraie cette jeune fille. Je doute même qu'elle soit un être humain ; quand je l'approchais la nuit son corps se couvrait de longs poils et cela m'a fait très peur. La nuit durant j'ai invoqué mon double, mais il n'a pas pu maîtriser celui de Sogolon...
Tout le jour le roi ne parut pas, Doua était seul à entrer et à sortir du palais ; tout Niani semblait intrigué ; les vieilles femmes, accourues de bonne heure chercher le pagne de virginité, avaient été discrètement éconduites. Et cela dura une semaine.
Nare Maghan avait demandé vainement conseil à quelques grands sorciers, toutes les recettes furent impuissantes à maîtriser le double de Sogolon.
Or une nuit, quand tout dormait, Nare Maghan. se leva. Il décrocha son sassa du mur ; s'étant assis au milieu de la case, il répandit à terre le sable que le sassa contenait. Le roi se mit à tracer des signes mystérieux dans le sable ; il traçait, effaçait, recommençait. Sogolon se réveilla. Elle savait que le sable parle, mais elle était bien intriguée de voir le roi si absorbé en pleine nuit.
Nare Maghan s'arrêta de tracer des signes ; la main sous le menton il semblait méditer le sens des signes. Soudain il se leva, bondit sur son sabre suspendu au-dessus de son lit. Il dit :
— Sogolon, Sogolon, réveille-toi. Un songe m'a réveillé dans mon sommeil ; le génie protecteur des rois du Manding m'est apparu...
Je me suis mépris sur le sens des paroles du chasseur qui t'a conduite jusqu'à moi. Le génie m'en a révélé le véritable sens. Sogolon, je dois te sacrifier à la grandeur de ma maison. Le sang d'une vierge de la tribu des Kondé doit être versé, et c'est toi la vierge Kondé que le destin a conduit sous mon toit.
Pardonne-moi, mais je dois accomplir ma mission, pardonne à la main qui va répandre ton sang.
— Non, non, pourquoi moi ? non, je ne veux pas mourir !
— Inutile, dit le roi ; ce n'est pas moi qui l'ai décidé.
D'une main (le fer, il saisit Sogolon par les cheveux, mais la peur avait été si forte que la jeune fille s'était évanouie. Elle s'était évanouie, figée dans son corps humain, son double n'était plus en elle, et quand elle se réveilla, elle était déjà femme.
Cette nuit-là, Sogolon conçut.

Notes
1. Toutes les traditions reconnaissent que le petit village de Niani a été la première capitale du Manding. C'était la résidence des premiers rois. Soundjata en fit, dit-on, une grande ville. Aussi, l'appelait-on Nianiba (Niani la Grande). C'est aujourd'hui un petit village de quelques centaines d'habitants sur le Sankarani à un kilomètre de la frontière du Soudan.
Dans les chansons à Soundjata la ville porte aussi le nom de Niani-Niani c'est là une appellation emphatique (voir mon Diplôme d'Etudes Supérieures).
2. Sassa. — C'est le sac du chasseur. Le Sassa est une sorte d'outre : on en distingue plusieurs sortes ; en général les chasseurs ont un petit sassa pour leurs fétiches intimes.
3. La langue claire par excellence c'est le Malinké. Pour les Malinkés leur langue est claire comme leur pays, qu'ils aiment souvent opposer à la forêt, pays sombre.
4. Do. — Le pays de Do semble être l'actuel pays de Ségou. La tradition parle de Do comme d'un pays très puissant. Dans les temps modernes Do a été associé au pays de Kiri, aussi dit-on « Do ni kri », c'est le pays des 10 000 fusils selon la tradition. Voici une poésie qui exalte le pays de Do.

« Dougou tan konkon
Mansa Oumalé Kondé
Ardjanna Bolon Massidi
Do ni kri
Marfadou Diara
Do ni kri. »

Traduction :

« Pays des dix villes
Où règne Mansa Oumalé Kondé
Parure monumentale du Paradis
Do et Kri
Pays des fusils, Diarra
Do et Kri.»

5. En Haute-Guinée (Manding), les grandes moissons de riz se situent en novembre-décembre. Les jeunes, libérés après ces grands travaux, partent des villages soit pour chercher un peu de fortune, soit pour la simple goût de voyager ; ils rentrent en général peu avant les grandes pluies : mai-juin.
6. Légende des Traoré et Dioubaté. Selon la tradition, c'est à la mort du buffle que la différenciation se fit entre Traoré et Dioubaté. Les deux frères Oulani et Oulamba étaient tous les deux des Traorés ; quand le cadet eut tué le buffle, Oulamba le frère aîné composa sur-le-champ une chanson au vainqueur, qui s'écria : « Frère, si tu étais griot, personne ne te résisterait » ce qui se dit en inalinké « Koro tun Bake Djelia Dian bagate » et l'expression Dian-Baga-té est devenue « Diabaté » et par déformation Dioubaté. Ainsi les Dioubaté griot sont frères avec les Traoré.
7. Traoré et Kondé. — Les gens de Do se moquèrent des chasseurs qui préférèrent la laide Sogolon aux belles filles ; depuis, Kondé et Traoré sont devenus « Sanakhou » ou cousins à plaisanteries.


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