Mémoires de l'Institut Fondamental d'Afrique Noire. N° 80
Dakar. 1968, 1970, 1975. Trois Tomes. 2377 pages
Jusqu'au moment où l'hégémonie de Samori s'est trouvée définitivement établie, c'est-à-dire au début de 1881, son ascension s'est déroulée dans un cadre et avec des acteurs purement africains, voire même, plus précisément, malinké : on a vu dans quelle mesure la crise profonde des pays du Sud, que nous qualifions de Révolution dyula, tirait son origine du jeu des influences extérieures et particulièrement du trafic grandissant entre Kankan et les comptoirs des Rivières. Ce sont là cependant des causes lointaines dont les acteurs n'étaient certainement pas conscients. C'est à des problèmes africains que Samori se trouvait confronté et il leur cherchait des solutions africaines. Comme tous ses contemporains, il croyait que les Européens étaient les fils de tribus faibles et peu nombreuses, mais riches en science ou en magie, qui vivaient dans des îles du milieu de la mer et que leur seule ambition était de commercer sur les côtes du pays des Noirs. Il distinguait certainement les Britanniques des Français et il n'ignorait pas que ceux-ci savaient combattre, puisqu'ils avaient barré la route à El Hadj Omar sur le Haut Sénégal. Les pays qu'ils occupaient étaient cependant fort lointains, vus du Konyã, et ces étrangers inquiétants ne faisaient plus parler d'eux depuis des années. Ils étaient d'ailleurs affrontés à l'Empire Toucouleur que Samori considérait de plus en plus comme un ennemi.
On peut donc tenir pour acquis que notre héros, durant son ascension foudroyante, ne réservait aucune place aux Blancs dans ses calculs, si ce n'est comme marchands d'armes. Ce n'est pas pour les affronter qu'il construisait son Empire et il ne pouvait prévoir qu'il accédait à l'hégémonie, après des années de luttes obstinées, au moment précis où l'impérialisme européen, las de piétiner sur les franges maritimes, allait se ruer au partage du continent.
Malgré quelques heurts déjà graves, ces partenaires issus de deux mondes étrangers allaient d'abord s'observer, durant les brèves années, qui virent l'apogée politique de Samori, si bien que l'équilibre de l'Empire, à peine construit, s'en trouva d'abord à peine troublé. Mais ensuite allait venir la lutte à mort, qui dura jusqu'en 1898, et c'est exclusivement par rapport à elle qu'il faudra désormais étudier le destin de notre héros.
Sans que personne s'en soit alors rendu compte, l'année 1881 marque donc un tournant décisif, car elle a vu naître la confrontation de cet Empire issu d'une crise africaine avec le colonisateur français. Il est donc nécessaire de présenter ce nouveau partenaire avant d'aller plus loin.
Bien qu'il ait présenté des traits fort originaux, l'impérialisme français doit être replacé dans le grand mouvement historique qui a poussé l'Europe à s'emparer de l'Afrique entière en moins d'un quart de siècle. Les causes complexes de ce phénomène ne sont pas encore parfaitement connues et nous ne saurions en débattre ici. Disons seulement que l'analyse marxiste, plutôt léniniste qui l'interprète comme une conséquence du passage du capitalisme libéral au capitalisme monopoliste, n'en rend pas entièrement compte 1.
Le professeur Brunschwig a souligné justement que la grande expansion française a démarré sous un régime de libre échange, vers 1880, douze ans avant la loi Méline 2. La Grande-Bretagne, qui fut la puissance impérialiste par excellence s'est cramponnée longuement à ce libéralisme, tandis que des pays d'économie peu évoluée comme l'Italie et surtout le Portugal allaient participer à l'entreprise avec une âpreté terrienne extraordinaire. La Belgique et l'Allemagne qui étaient alors en pleine révolution industrielle ne sont entrées en scène que tardivement et marginalement. Leur action fut d'ailleurs déterminée par la volonté d'un homme seul, en Belgique, et en Allemagne par des considérations d'équilibre européen et intérieur. Dans ce dernier pays où triomphait le capitalisme protectionniste, le parti colonial aurait dû jouir du soutien général des puissances économiques. Il n'en fut rien et il piétina jusqu'au jour où des soucis purement politiques lui assurèrent l'appui de Bismark 3.
L'évolution des structures du capitalisme ne suffit donc pas à expliquer la grande poussée coloniale, et cela est particulièrement vrai si l'on considère le partage de l'Afrique occidentale. Dans la crise d'hystérie qui saisit la diplomatie européenne à la fin du siècle, les considérations d'ordre politique ou stratégique allaient largement éclipser les soucis économiques. Le but ne sera pas tant d'acquérir des territoires à exploiter que d'empêcher des rivaux de s'y installer. Dès que le partage sera acquis, cette partie du continent rentrera dans l'obscurité et aucun mise en valeur sérieuse n'y sera tentée avant un bon quart de siècle.
A cet égard, le cas de la Grande-Bretagne est vraiment exemplaire car la plus grande puissance capitaliste et coloniale du monde se montrait, par souci d'économie, hostile à toute annexion territoriale en Afrique. Cette résolution était particulièrement ferme dans l'Ouest du continent, où le Select Committee de 1865 avait préconisé un abandon graduel des possessions existantes (Gambie, Sierra Leone, Gold Coast et Lagos). En 1874, la Grande-Bretagne brisa la puissance Ashanti, mais elle évacua aussitôt le pays, et adopta, lors une conduite louvoyante, partagée entre son désir d'un ordre favorable au commerce et la crainte d'un partenaire trop puissant. A partir de 1880, les libéraux de Gladstone rendirent l'indépendance au Transvaal puis multiplièrent les refus d'intervention comme à Zanzibar et, plus tard, au Nyassaland. Ils allèrent jusqu'à abandonner le Soudan Egyptien, mais cette « lâcheté » fut attaquée violemment par les Tories. Personne ne prévoyait à cette époque le jour lointain où la révolte de Chamberlain contre Gladstone sonnerait l'avènement de l'impérialisme. Il faut d'ailleurs souligner que, même pour les Tories les plus virulents, l'Afrique, pauvre et inconnue ne méritait pas les dépenses d'une conquête. Elle ne les intéressait que pour assurer la sécurité de l'Empire, et plus précisément celle de la route des Indes. C'est-à-dire qu'ils ne s'intéressaient qu'à l'Afrique du Sud et à la côte orientale 4.
Nous voudrions cependant insister sur un facteur considérable, sinon décisif, que les historiens du partage, absorbés par l'analyse de négociations complexes, ont tendance à négliger. Nous voulons parler des agents locaux des puissances coloniales. Ces hommes luttaient dans des conditions difficiles, sous un climat qui paraissait meurtrier et ils se sont efforcés d'orienter la politique de leurs pays dans le sens de leurs intérêts économiques, politiques ou spirituels. Leurs moyens de pression étaient pourtant trop faibles pour qu'ils aboutissent quand personne ne les appuyait sérieusement au niveau des gouvernements. La Grande-Bretagne bénéficiait sur ce plan d'une position privilégiée sur la côte occidentale où le commerce des huiles avait pris le relais de la traite des Noirs et se trouva bientôt en conjonction avec une forte action missionnaire. Les intérêts locaux, appuyés par les grandes Chambres de Commerce, surtout celle de Liverpool, faisaient constamment pression sur le Gouvernement de Sa Majesté. Ce fut pourtant en vain car Londres allait maintenir les consignes d'immobilisme qui permettront aux Français de rattraper leur retard. Elles ne seront abandonnées que bien trop tard et à contre-coeur, quand il paraîtra nécessaire d'empêcher les rivaux de s'installer là où on refusait de le faire. Le Grand Traité de 1890 limitera les dégâts, mais il consacrera l'enclavement de la Gambie, de la Sierra Leone et de la Gold Coast. L'Afrique Occidentale, en dépit des grands intérêts économiques et missionnaires, qui s'y trouvaient investis, sera ainsi constamment sacrifiée et traitée en simple monnaie d'échange contre des concessions allemandes ou françaises sur la côte orientale, où les intérêts économiques étaient nuls, mais où jouait le souci stratégique de la route des Indes. Londres a donc toujours bradé les intérêts économiques ou missionnaires de ses sujets, au profit des considérations proprement politiques qu'inspirait la sécurité de l'Empire. Sans cette orientation, le choc des impérialismes ne se serait pas produit, en 1897, à Fachoda où seule la politique jouait, mais sur la côte occidentale où les positions commerciales françaises et britanniques étaient étroitement imbriquées. Cette démission, qui souleva l'indignation de la Sierra Leone, allait jouer un rôle décisif dans les relations des Britanniques avec Samori.
On ne s'étonnera donc pas que la crise d'hystérie diplomatique qui mena au partage de l'Afrique ait présenté tous les aspects d'une réaction en chaîne. Dans un livre brillant, Robinson et Gallagher ont voulu montrer que le point de fission s'est situé en Egypte 5. Il est certain que l'occupation de ce pays en 1882 n'a catalysé la volonté britannique qu'en raison du canal de Suez et de la route des Indes. Il faut admettre également que les quinze années qui suivent sont dominées par l'obstination rageuse de la France à remettre en cause la présence britannique sur un point où aucun gouvernement de Londres ne pouvait céder.
Sans sous-estimer la question d'Egypte, on doit cependant affirmer que le partage de l'Afrique aurait eu lieu de toute façon, car la réaction en chaîne était inévitable dès qu'une puissance accroissait son potentiel en s'emparant de terres considérées comme vacantes. Il nous semble qu'on ne peut refuser cette responsabilité à la France, marquée à cette époque par un nationalisme exalté issu de la défaite de 1870. Le Professeur Brunschwig a pourtant insisté sur les initiatives africaines de Léopold II, dont le point de départ est la conférence géographique de Bruxelles en 1876, mais l'Association Internationale Africaine était le fait d'un homme plutôt que d'un pays, comme le caractère cosmopolite de l'Etat du Congo allait nettement le confirmer. M. Brunschwig lui-même vient de souligner le caractère privé de la première mission Brazza et de montrer comment l'entreprise congolaise est devenue une question nationale, mais seulement en novembre 1882, en compensation pour l'affaire d'Egypte 6. Il allait en résulter une situation inextricable qui mènera, en 1885, à la conférence de Berlin.
A notre avis cependant, il y avait déjà plusieurs années, en 1882, que la fission s'est produite, sans que les capitales en aient d'abord été conscientes. L'événement avait eu lieu en 1878, sur le Haut Sénégal et c'était un effet du nationalisme des militaires français, dont la vieille faim de terre, de tradition capétienne, était devenue frénétique après les mutilations de 1870.
La conquête du Soudan Français met en relief l'importance exceptionnelle des initiatives locales, tout en soulignant que sans une impulsion initiale et un minimum de complaisance de la métropole, elles auraient nécessairement avorté. Il s'agit là d'une entreprise commencée sans tapage, loin des lumières de la grande diplomatie, mais qui allait se poursuivre en s'accélérant bientôt par l'effet de la force autonome qu'elle développait. Elle ne tiendra le devant de la scène que tardivement, quand les Britanniques interviendront, beaucoup trop tard d'ailleurs pour en limiter les dégâts.
C'est pourtant là, à notre avis, sous les murs du village Malinké de Sabusirè, que fut donné, en septembre 1878, le coup d'envoi pour le partage de l'Afrique.
Cet incident doit naturellement être replacé dans le cadre de la politique sénégalaise de la France 7. L'extension de la domination française jusqu'aux rives du Niger n'a pas été improvisée puisque Faidherbe l'avait conçue dès 1863 et la Mission Mage et Quintin à Ségou s'efforça aussitôt de l'amorcer (1863-1866).
Le rôle de l'illustre général républicain ne risque guère d'être exagéré, au Sénégal et même de l'A.O.F. nous intéresse à plus d'un titre. Comme militaire, il a forge l'instrument de la conquête en organisant les tirailleurs et les spahis, qu'on qualifiera longtemps de sénégalais. Ses glorieux faits d'armes ont en outre légué aux Troupes de Marine une nouvelle tradition ouest-africaine.
Les Marsouins et Bigors formaient alors un corps peu nombreux, géré par un Ministère qui ne s'intéressait qu'à la flotte et s'efforçait vainement de les transférer à la Guerre. Il est naturel qu'ils aient acquis une mentalité très spéciale, car leur seul avantage sur leurs camarades de l'armée était un avancement rapide. Ils étaient d'autant plus fiers de leur héroïsme en 1870 et des épreuves qu'ils surmontaient sous des climats dangereux qu'on les considérait souvent avec un certain dédain.
En les attachant à l'Afrique soudanaise, Faidherbe leur donna l'espoir de disposer d'un domaine bien à eux où ils opposeraient aux civils l'exclusivité de leur compétence. Celle ci s'exprimait généralement par un curieux paternalisme envers les indigènes, car ils affectaient une certaine estime pour les peuples dont ils tiraient leurs troupes, mais ils y joignaient un mépris radical pour les valeurs africaines, considérées comme foncièrement indigènes. Faidherbe, suivi par quelques brillantes individualités, avait pourtant donné l'exemple de l'approche ethnographique et linguistique, mais il était trop tôt pour qu'il fût compris. L'armée d'Afrique allait donc conquérir le pays avec une bonne conscience, bien naturelle chez des nationalistes travaillant à agrandir leur pays, mais surtout avec la conviction d'apporter à des arriérés des valeurs tellement supérieures aux leurs qu'on pouvait sans aucun scrupule faire table rase de celles-ci. Cette mentalité s'opposait à celle des colonisateurs de l'Orient et il n'y eut guère de Philastres sur les rives du Niger.
Si nous y ajoutons la frustration de 1870, nous aurons le portrait moyen d'un officier d'Afrique, d'un « fana », comme on disait, prêt à tout pour donner à la France un nouveau morceau de terre. Cette attitude n'excluait pas, bien au contraire, une extrême âpreté en matière d'avancement et, en conséquence, la recherche systématique du « fait d'arme » qui en était la meilleure garantie. Les malheureux métropolitains en étaient privés, du moins en temps de paix, et il fallait profiter de cet avantage dans toute la mesure du possible.
Cette obsession, qui s'unissait au mépris du civil et à la prétention d'être seuls capables de juger des situations locales, préparait ces hommes à la violation systématique des instructions reçues. Une attitude trop agressive risquait cependant d'irriter le Ministère, mais Faidherbe avait trouvé la solution en camouflant des agressions en mesures de sécurité, et en faisant vibrer la vieille corde française de la souveraineté territoriale. Il inaugurait ainsi une tradition d'indiscipline et d'hypocrisie, où il gardera toujours quelque mesure, mais qui fera remarquablement école, comme nous aurons l'occasion de le voir.
Si Faidherbe est le père de l'Armée d'Afrique, il est aussi, assurément celui du Sénégal colonial, auquel il a donné un territoire cohérent, encore que le Fuuta et le Cayor n'aient pas été définitivement annexés. Saint-Louis, le Ndar des Africains, devint alors une véritable ville, reliée par un pont à la terre ferme. Ses mulâtres, grossis par quelques noirs évolués, formaient une petite population frondeuse, comparables par certains traits aux Krio de Freetown. Ils avaient obtenu un député à l'Assemblée Nationale en 1871, des municipalités, un an plus tard, et au Conseil Général, en 1879. Il y avait désormais une opinion publique locale et, bientôt, une presse proliférante et instable qui allait polémiquer contre l'administration.
Celle-ci devait compter surtout avec le gros négoce qui s'exprimait depuis 1869 par les Chambres de Commerce de Gorée et de Saint-Louis. L'élément mulâtre qu'incarnait la Maison Devès et Chaumet y était éclipsé par des vieilles affaires métropolitaines comme Maurel et Prom, ou Maurel frères, de Bordeaux, mais toutes gardaient encore un caractère familial. Elles avaient constamment soutenu l'action de Faidherbe, particulièrement l'occupation militaire de la colonie et la lutte contre El Hadj Omar, en qui elles voyaient un risque pour les escales du Fleuve. Elles ne nourrissaient pourtant pas de vastes projets de conquête. Une fois assurée la sécurité des transactions, elles ne songeaient qu'à améliorer leurs circuits commerciaux et redoutaient qu'une aventure militaire ne vienne justement les troubler.
Les projets soudanais de Faidherbe agréaient cependant aux commerçants car ils les considéraient sous l'angle de la prospection de marchés nouveaux et non de la conquête 8. Victor Maurel présidait d'ailleurs depuis 1874 la Société de Géographie Commerciale de Bordeaux.
La lecture de Barth venait de révéler au monde les pays Kanuri et Hausa avec leurs énormes masses humaines et leur civilisation islamisante qui démentait la réputation du continent barbare. Le grand explorateur allemand avait d'ailleurs fait appel à la France qu'il jugeait mieux placée que quiconque pour porter la lumière dans ces contrées. Il suggérait de les atteindre par le Niger qu'il avait remonté jusqu'à Tombouctou et qui paraissait navigable en amont de Busa. Pendant les combats de Médine, Faidherbe avait senti la proximité du grand fleuve et il en poursuivait la quête avec une ferveur presque mystique. Il consultait avec fièvre toute la documentation disponible sur les routes de l'Est et la découverte, sinon la conquête, aurait certainement progressé plus vite s'il était demeuré au Sénégal. Il est naturel que ce polytechnicien, fervent de Saint-Simonisme, ait présenté une justification rationnelle de son grand projet, mais on a le sentiment qu'il obéissait surtout à une passion pour l'action pure.
Ses idées étaient déjà parfaitement au point quand il les publia en 1863 dans la Revue Maritime et Coloniale. L'avenir s'inscrivait dans ces pages, car Faidherbe s'élevait avec force contre l'idée à la mode d'une liaison transsaharienne et indiquait avec vingt ans d'avance la route qui allait mener les Français au Niger. Une ligne de postes, partant de Médine devait aboutir à Bamako, que l'auteur proposait comme centre de la nouvelle colonie, en raison des rapides de Sotuba, où il situait l'amont du bief de Busa. La France pouvait ainsi rejoindre le Bas Niger où elle agirait en accord avec la Grande-Bretagne, mais l'essentiel était qu'elle s'imposât dans un Empire Sénégambien défini par le triangle Saint-Louis, Bamako, Sierra Leone.
L'auteur déclarait vouloir servir le commerce et n'établir des postes qu'avec l'accord des autochtones. Ceci dénote sans doute l'influence des commerçants de Saint-Louis, mais visait surtout à rassurer le ministre dont l'opposition était prévisible.
Il ne s'agissait nullement d'un projet théorique comme le montra Faidherbe dès son retour au Sénégal, en cette même année. Avant son départ, en 1860, il avait pris certains contacts avec Tombouctou, mais son successeur, l'insupportable Jauréguiberry, avait perdu deux ans en querelles intestines, encore qu'il ne fût pas moins partisan de l'expansion.
Dès qu'il eut repris son poste, Faidherbe dirigea sur le Niger la mission Mage et Quintin car la pénétration, qui ne pouvait pas encore se faire militairement, supposait l'accord des Toucouleurs dont l'Empire barrait toutes les routes de l'Est. La mort d'El Hadj Omar venait cependant d'ébranler les conquérants et Amadu, le nouveau commandeur des croyants, ne signa qu'un traité de commerce assez ambigu. Quand les deux officiers rentrèrent à Saint-Louis après trois ans d'absence, Faidherbe était parti pour ne plus revenir.
Dans l'intervalle, il avait dû renoncer à son grand rêve. Le Second Empire, en pleine fièvre de libre-échangisme, ne pouvait pas bien accueillir ces rêves de conquête. Dès 1864, Faidherbe avait demandé à occuper Bafoulabé, première étape sur la route de Bamako mais le ministre Chasseloup-Laubat s'y était formellement opposé.
Pour avoir dévoilé trop tôt ses batteries, le gouverneur récoltait donc l'échec et son départ porta un coup mortel au projet, d'autant plus que les événements de 1870 le suivirent d'assez près.
Nous sommes donc en présence de l'échec d'une impulsion locale. Le Second Empire, dans sa phase libérale, avait suspendu l'expansion coloniale et ne se souciait plus de gaspiller l'argent pour le plaisir d'administrer des terres lointaines.
Les successeurs de Faidherbe, son collaborateur Pinet-Laprade de 1865 à 1869 puis Valière durant un long gouvernement de six ans, se bornèrent à maintenir l'ordre et à asseoir leur autorité sur le territoire de la colonie. Ils ne manquaient certes, ni d'ardeur, ni de patriotisme, mais ils devaient s'incliner devant une évidence : au-delà d'une échelle très restreinte, leurs initiatives ne pouvaient aboutir qu'avec l'appui de la métropole. Pour avoir voulu jouer les Pizarre, l'amiral Dupré allait bientôt en faire l'amère expérience au Tonkin. Or, durant toute celle période, Paris proscrivit formellement toute offensive en raison de la catastrophe de 1870 et du fameux « recueillement » qui suivit. On sait que son souci d'économiser ses forces fut poussé jusqu'à l'évacuation de la Côte de l'Or (= Côte d'Ivoire) en janvier 1871. Après la libération du territoire, les monarchistes agrariens qui succédèrent à Thiers ne songèrent pas un instant à renverser ce courant.
Le grand projet paraissait donc abandonné, mais on peut être sûr qu'il vivait dans l'esprit des officiers d'Afrique et qu'il resurgirait au premier changement de la conjoncture. Son promoteur vivait à Paris dans une retraite studieuse, assombrie par une santé déclinante et de graves soucis familiaux.
La France échappant aux monarchistes, il se figea vite dans sa gloire de général républicain. Sénateur et Grand Chancelier de la Légion d'Honneur, peut-on croire que Faidherbe ait renoncé à faire triompher ses idées les plus chères ? Il est vrai qu'il allait se dire entièrement surpris en 1879 quand se déclenchera la marche au Niger, mais il serait étonnant qu'il en ait ignoré les signes précurseurs. Valière avait enfin quitté le Sénégal en 1876, remplacé par le colonel Brière de l'Isle, un mulâtre Réunionnais, ancien de Cochinchine et héroïque combattant de 1870, doué de beaucoup d'autorité et d'un très mauvais caractère. Il n'avait qu'un an de Sénégal quand il prit ses fonctions mais il connaissait Faidherbe. et en partageait certainement les vues.
Les « vieux Sénégalais » comme le « père » Canard, alors commandant supérieur de Dakar, ou le capitaine Boilève directeur des Affaires Politiques, se virent bientôt entourés d'une pléïade de jeunes Saint-Cyriens passionnément désireux d'agir. L'un d'eux, un certain Joseph Galliéni, était au Sénégal depuis 1876 et Monteil (Parfait, Louis) l'y rejoignit au début de 1878 9.
Et pourtant, durant de longs mois, rien ne se passa. Brière de l'Isle s'occupait de l'adduction d'eau de Dakar, comme s'il voulait suivre la voie de Valière et la répression du Fuuta Toro, en 1877, ne fut qu'une simple opération de police.
Telle est d'ailleurs la couleur dont le gouverneur peignit pour Paris l'opération de Sabusirè, qu'il fut autorisé à lancer le 3 juillet 1878. Il s'agissait de châtier un rebelle et seule, l'importance des effectifs engagés plaçait cette affaire hors de la routine. Il était pourtant un autre facteur que le gouverneur n'évoquait pas mais qu'il ne pouvait ignorer. Ce village, situé à vingt kilomètres de Médine était le premier qui se réclamât alors de l'Empire Toucouleur au-delà du domaine français.
Traditionnellement vassaux du Kasonké, les Malinké du Logo avaient été inclus par Faidherbe en 1855, dans le protectorat français, mais ils n'avaient pas combattu contre El Hadj Omar. Leur chef, Nyamodi Sissoko, supportait mal l'autorité de Dyuka-Sãmbala Dyallo, le Faama de Médine, et il s'était rallié aux Toucouleurs en 1876. Il restait pourtant soucieux de ne pas rompre avec la France et protégeait efficacement les acheteurs de Saint-Louis que la richesse agricole du Logo attirait. Ce point est important car les rapports militaires auront l'impudence d'invoquer le pillage des commerçants 10.
L'action française avait en réalité des motifs purement politiques, car les Khasonké humiliés, escarmouchaient contre le Logo et réclamaient avec insistance l'intervention du commandant de Médine. Les militaires jugeaient naturellement que le ralliement du Logo à Amadu était une insulte à la France et ne demandaient qu'à écouter leurs sujets. Le colonel Reybaud prit donc la place d'assaut le 23 septembre 1878, mais au prix d'un combat fort rude, bien que les Toucouleurs de Konyakari aient rappelé leur garnison sans attendre les Français. Nyamodi fut tué et la population évacua un pays ravagé 11.
Les conséquences de cette affaire furent considérables. On n'avait envisagé jusque là qu'une pénétration pacifique au Niger, du moins en première phase, et c'est pourquoi Faidherbe et Valière avaient recherché l'accord des Toucouleurs. Il est probable que Brière de l'Isle ne reniait pas entièrement cette tradition, puisqu'il allait bientôt charger Gallieni de négocier avec Amadu, mais il venait de faire sonner le sabre, ce qui ouvrait la possibilité d'un recours à la force. Il était cependant trop tôt pour choisir et le gouverneur pensait sans doute jouer de l'une ou de l'autre méthode selon les circonstances.
Le dur combat de Sabusirè n'en ouvrait pas moins une ère nouvelle. La Chambre de Commerce de Saint-Louis ne s'y trompa guère car elle entra aussitôt en conflit avec le gouverneur. Elle s'indignait qu'on ait frappé ses partenaires du Logo et son opposition, qui s'étendit vite à tous les domaines de la vie publique, n'allait s'apaiser qu'en 1881 avec le départ de Brière de L'Isle 12. La polémique qu'elle ouvrait ainsi contre les « traineurs de sabre » allait d'ailleurs durer aussi longtemps que le Soudan militaire dont cet incident annonçait la naissance.
Sur le plan africain, les répercussions furent immédiates. Le prestige Toucouleur s'en trouvait ébranlé et une puissante révolte souleva bientôt contre eux les Malinké du Bafiñ. Une longue guerre s'ensuivit autour de Waliya, qui restait fidèle à Ségou, si bien que les militaires, avec un peu de bonne volonté, s'imaginèrent assister à l'effondrement de l'Empire d'El Hadj Omar. Il fallait en profiter pour gagner le Niger en suivant la route tracée par Faidherbe, mais Paris, seul, pouvait fournir les moyens nécessaires.
Ceci nous ramène au problème des impulsions locales. Pourquoi Brière de l'Isle, qui commandait depuis trois ans, s'est-il soudain décidé à lancer cette attaque, au risque d'irriter le commerce sénégalais ? Ses convictions impérialistes étaient certainement les mêmes qu'à son arrivée et la situation locale n'avait pas évolué. Il semble donc nécessaire d'en chercher l'explication à Paris et non pas à Saint-Louis.
La fin du « repliement » a coïncidé très exactement en France avec l'avènement de la « République des Républicains », c'est-à-dire avec celui de la moyenne bourgeoisie qui allait fournir au régime ses grands administrateurs et ses politiciens d'affaires.
C'est en tout cas dans les mois qui suivirent la démission de Mac Mahon, le 30 janvier 1889, puis la formation du ministère Waddington, que les premières initiatives furent prises en direction du Congo et du Niger.
Le personnel républicain occupait déjà les places depuis quelque temps, plus exactement, depuis la chute du ministère De Broglie, survenue en novembre 1877. De décembre 1877 à janvier 1879, on trouvait déjà dans le second ministère Dufaure, Freycinet aux Travaux Publics et Waddington aux affaires étrangères. En juin 1878, à la conférence de Berlin, Waddington avait pu constater que l'isolement de la France prenait fin, tandis que les suggestions tunisiennes de Disraëli ouvraient de nouvelles perspectives à son action outre-mer. L'élimination de Mac Mahon ne fit que consacrer un fait acquis.
Il se trouve que Dufaure, en formant son ministère, avait remplacé l'amiral Gicquel de Touches, le ministre de la Marine de Broglie, par un officier autoritaire, sinon despotique, le vice-amiral Jauréguiberry 13. Ainsi, depuis décembre 1877, la responsabilité des questions coloniales incombait à un homme qui était assurément fâché avec Faidherbe mais qui avait lui-même gouverné jadis le Sénégal. Il allait la garder avec une année d'interruption, jusqu'en janvier 1883.
La présence de Jauréguiberry à la tête du département est l'explication la plus vraisemblable de l'affaire de Sabusirè. Désormais certain d'être couvert, Brière de l'Isle avait enfin pu agir conformément à ses désirs. Tous ces officiers d'Afrique, que l'on dira bientôt républicains et anticléricaux, semblent avoir accueilli avec soulagement la fin de l'inaction qui les rongeait. « La France, écrit Monteil, énervée de cette période d'inaction prolongée était impatiente de manifester par des actes qu'elle avait reconquis la pleine possession de sa force ».
Après le coup d'éclat de Sabusirè, Jauréguiberry et Brière de l'Isle en surveillèrent attentivement les répercussions dans l'Empire Toucouleur. C'est par pure coïncidence que le gouverneur avait encouragé entre avril 1878 et mars 1879 le voyage privé de Soleillet à Ségou. L'aventureux provençal n'obtint aucun résultat sérieux mais il décrivit comme très avancée la décomposition de l'hégémonie Tidyani. Gallieni, allait constater un an plus tard qu'il exagérait, mais ces renseignements avaient alors déjà porté. La révolte des Malinké du Bafiñ et des gens de Kita paraissait les confirmer et ouvrait, semblait-il, la route du Niger.
Pour s'y engager, il fallait pourtant affronter de basses questions financières. Une action à courte distance, comme à Sabusirè, pouvait s'effectuer sans peine avec les moyens d'intervention locaux, pour peu qu'elle fût couverte en haut lieu. Une avance de cinq cents kilomètres nécessitait par contre l'entretien prolongé d'une colonne et la construction de plusieurs forts, ce qui ne pouvait être supporté par les finances du Sénégal.
Jauréguiberry eut l'habileté de lier le grand dessein de Faidherbe aux projets des nouveaux dirigeants républicains. Le célèbre programme de travaux publics auquel reste attaché le nom de Freycinet fut justement mis à l'étude en 1878 et les problèmes d'outre mer y figuraient. L'ingénieur Duponchel publia en 1879 sa fameuse brochure sur le chemin de fer Transaharien et le ministère constitua aussitôt une commission pour étudier cette question. Son rapport, remis le 12 juillet au président de la République, était consacré à la liaison Algérie-Sénégal et aux moyens de débloquer les « grandes agglomérations de l'Afrique centrale ». On en revenait donc à Barth. Le rapport préconisait l'étude simultanée du Transsaharien, qui passionnait alors certains secteurs de l'opinion et d'une voie reliant le Sénégal au Niger.
Jauréguibérry ne pouvait laisser passer une telle occasion. Il lui fallait cependant, comme Faidherbe quinze ans plus tôt, souligner les avantages du Sénégal-Niger aux dépens des difficultés incalculables du Transsaharien, faute de quoi ce dernier, plus populaire, retiendrait toute l'attention.
L'amiral était représenté à la Commission par l'ingénieur général des Travaux maritimes Legros. Il l'envoya aussitôt à Versailles pour consulter le sénateur Faidherbe, qui siégeait alors, et il réclama télégraphiquement à Brière un plan de campagne pour la construction d'une voie ferrée unissant les biefs navigables du Sénégal et du Niger. Cette dépêche impérative, qui exigeait une réponse sous quinze jours, fut reçue à Saint-Louis à la fin de juillet 1879. Gallieni étant en tournée, c'est Monteil qui fut chargé de préparer le rapport et il nous raconte avec quelle fièvre il le rédigea dans les délais imposés 14. Ces hommes qui rongeaient leur frein sentirent soudain que leur faim d'action allait bientôt trouver aliment. Effectivement, dès le début de septembre 1879, un premier crédit de cinq cents mille francs, destiné à reconnaître le tracé du chemin de fer, fut notifié à Saint-Louis.
Le mouvement ainsi déclenché ne s'arrêtera plus. Longeant l'interminable bande des savanes ouest-africaines, il allait aboutir vingt ans plus tard aux rives du Tchad, en coiffant l'un après l'autre les territoires qui somnolaient sur les rives du golfe de Guinée.
Il paraît évident qu'il a été engagé, à la première occasion favorable, par des hommes dont les mobiles essentiels étaient un nationalisme exalté et le désir de gagner du galon : je pense aux officiers d'Infanterie et d'Artillerie de Marine. Ceux-ci n'auraient pu agir sans l'arrivée au pouvoir de la bourgeoisie républicaine dont les mobiles étaient souvent aussi nationalistes que les leurs. Cette bourgeoisie avait évidemment partie liée avec les milieux d'affaires, mais il ne semble pas que les arguments économiques aient joué un rôle important dans cette circonstance. L'oeuvre de Leroy-Beaulieu et la propagande des Sociétés de Géographie n'avaient encore touché que des milieux très restreints et le protectionnisme ne triomphait ni en doctrine, ni en fait.
Ces militaires et ces ministres vont donc mener une politique qu'ignorait ou désapprouvait massivement l'opinion publique. Comme ils étaient convaincus qu'il s'agissait d'une nécessité nationale, tous les moyens leur paraissaient légitimes, conformément à la tradition de Faidherbe, pour en assurer la continuité. Cette minorité agissante allait donc tricher sans vergogne pour parvenir à ses fins. Confrontée à un public hostile aux aventures, il lui faudra souvent annoncer un projet de pénétration pacifique quand le bon sens le plus élémentaire prévoyait de durs combats. A l'occasion de chaque bond en avant, on allait s'attacher à démontrer qu'on était contraint de repousser une agression. De là le sentiment pénible qu'on éprouve à lire certains rapports, particulièrement ceux de Borgnis-Desbordes et d Archinard. Jamais leurs auteurs n'oseront jouer carte sur table et leur dialectique bancale nous paraît toujours aussi irritante, que leur constante hypocrisie.
On a l'impression très nette que la minorité agissante de Paris avait besoin de ce double jeu et que les instructions lénifiantes qui étaient remises avant chaque campagne se doublaient de suggestions orales d'esprit tout différent. Ceux qui s'y laisseront prendre, comme le pauvre gouverneur Canard, seront vite punis de leur naïveté. Une fois le but atteint, la violation des instructions apparentes s'excusait aisément par la nécessité de dominer sur place une situation imprévue et par l'impossibilité de solliciter des ordres en temps utile 15. Ceux qui, de Paris, dirigeaient le mouvement, arriveront ainsi à détourner l'attention d'une opinion rétive et à obtenir les moyens financiers strictement indispensables.
Dans cette optique, l'entreprise soudanaise se trouvait d'ailleurs bénéficier de certains avantages. Progressant sans graves à-coups, loin des grandes zones des rivalités internationales, elle allait souvent réussir à se faire oublier, pour agir plus librement, ainsi que ses promoteurs le souhaitaient ardemment.
Jauréguiberry mena le jeu dès le début avec beaucoup d'habileté. Dès septembre 1849, il fit approuver en Conseil des Ministres la création dun premier poste à Bafoulabé, afin de protéger les travaux de reconnaissance. Le 5 février 1880, il déposa un projet de loi sur la construction du chemin de fer Sénégal-Niger qui fut voté le 14 juillet. avec un crédit de un million trois cent mille francs, destiné à la fois aux études topographiques et à la construction des postes de protection. Le ministre ayant enfin de l'argent, les militaires pouvaient aller de l'avant, mais il avait fallu, pour satisfaire la Commission du Budget, assurer qu'il s'agissait d'une action pacifique et qu'on se bornerait à escorter les travailleurs. Ce n'était pas là pure hypocrisie, car le but principal assigné à Gallieni sera justement d'ouvrir sans combat l'accès au Niger. Il est cependant difficile de croire que Jauréguiberry ait pensé que les maîtres du pays se laisseraient déposséder sans qu'ils réagissent tôt ou tard. Il misait certainement sur la conviction qu'on ne pourrait plus reculer une fois le drapeau engagé, et il allait gagner ce pari. Le 13 novembre 1880, son remplaçant, l'amiral Cloué, allait demander une première tranche de huit millions cinq cent cinquante sept mille sept cent cinquante et un (8 507 751) francs pour commencer les travaux ferroviaires et les pousser jusqu'à Bafoulabé. Ce poste venait en effet d'être créé et ou ne pouvait pas le laisser en l'air. Ainsi iront les choses, sans trop d'à-coups jusqu'au Niger, après quoi l'entreprise soudanaise, de plus en plus autonome, saura se développer par ses propres moyens.
Des temps nouveaux s'annonçaient d'ailleurs puisqu'un « Commandement Supérieur du Haut Fleuve » avait été créé dès le 26 janvier 1880, avec résidence à Bakel 16. Il ne s'agissait encore que d'une circonscription étroitement subordonnée au gouverneur et il n'était pas question que son chef communiquât directement avec le Ministre. Il reste que son premier titulaire, le capitaine Boilève allait se trouver le prédécesseur de Borgnis-Desbordes et d'Archinard, si bien que cette date doit être retenue comme celle de la naissance du futur Soudan Français. La position ambiguë du nouveau territoire à l'égard de Saint-Louis, qui contrôlait son seul accès au monde extérieur, allait bientôt susciter les conflits qu'on imagine, mais seulement quand sa personnalité se sera affirmée grâce aux Troupes de Marine qui voulaient en faire leur fief.
L'histoire de la conquête du Soudan, qui s'ouvre en 1879, se répartit en trois phases actives nettement séparées par deux temps morts marqués par un immobilisme relatif. Le premier de ceux-ci s'achève avec le commandement de Gallieni tandis que le second correspond au gouvernement civil de Grodet. Une première pause fut ainsi marquée dès 1883, une fois le fleuve atteint, après quoi, malgré les événements de 1885, un modus vivendi fut recherché avec Samori et Amadu. Le mouvement ne devait reprendre qu'avec les initiatives d'Archinard en 1889, pour s'arrêter net au début de 1894, et sur l'ordre de Paris. Dès la première phase, il ne fut plus question d'opérations brèves et limitées dans le style de Faidherbe. Les conquérants s'écartèrent du fleuve familier pour s'enfoncer dans les savanes immenses où ils construisirent les forts qui allaient tenir le pays.
L'instrument, solidement forgé par Faidherbe, n'était pourtant pas encore tout à fait au point, si bien qu'il y eut encore des flottements pendant quelques années. C'est seulement à l'issue de la première pause que les ajustements nécessaires furent acquis et que les Français du Soudan se sentirent à l'aise pour agir. Leur remarquable adaptation au milieu leur vaudra dès lors ce haut degré d'efficacité qui allait susciter chez leurs confrères britanniques un mélange d'envie admirative et de dégoût. Les méthodes adoptées ne convenaient peut-être pas à des gentlemen, mais elles allaient porter les conquérants au-delà du Tchad.
La contrainte du milieu demeura tyrannique durant la première phase. Les campagnes de Faidherbe étaient rythmées par la montée des eaux qui permettait de gagner le haut fleuve d'août à septembre, si bien qu'on combattait seulement pendant l'hivernage. Après 1879, au-delà du bief navigable, on se trouvait ramené aux conditions traditionnelles des guerres africaines, c'est-à-dire que les marches et les combats se déroulaient en saison sèche, de novembre à juin. Comme le Sénégal restait l'unique voie de ravitaillement, toute la colonne, avec ses hommes et son matériel, devait être réunie en amont avant la baisse des eaux.
Cela n'allait pas sans à-coups bien que le rythme du fleuve soit d'une régularité remarquable, car le niveau des eaux varie beaucoup d'une année à l'autre. L'état sanitaire de la Colonie était en outre imprévisible, et une épidémie de fièvre jaune pouvait toujours la paralyser à l'époque des pluies, c'est-à-dire justement à celle des transports. Dès 1880, la base de Médine fut abandonnée pour Kayes, située plus en aval, afin d'éviter les rapides de Kippes et de gagner quelques semaines de navigabilité. C'est ainsi que ce hameau de captifs des Khasonké devint la première capitale du Soudan. Le commandant supérieur profitait de chaque hivernage pour aller à Paris recevoir ses instructions ou parfois les dicter. La campagne commençait dès son retour, alors que les pluies diminuaient sans que les eaux aient encore baissé.
D'année en année. à mesure que l'on avancera vers l'est, les lignes de communication s'allongeront et la fraction de saison sèche utilisable pour une action offensive s'amenuisera. Ce goulot d'étranglement explique la longue pose de 1886-1889 bien plus que les instructions de Paris.
Quand on repartira en avant, la base ne sera plus Kayes mais Bamako, aménagé dans l'intervalle, et on aura largement échappé à la servitude de la navigation fluviale.
Le problème essentiel était évidemment celui des transports entre Sénégal et Niger, sans lesquels la nouvelle base ne pouvait être utilement approvisionnée.
Les conséquences catastrophiques du portage humain, d'ailleurs peu rentable, firent chercher dès l'origine une solution de remplacement. Celle-ci fut assurée par les fameuses voitures Lefèvre qu'on allait employer jusqu'à la fin de la conquête. Avec leur charpente métallique légère et solide, elles se contentaient d'une voirie très sommaire. Les déboires de l'expédition de Madagascar leur ont donné mauvaise réputation, mais en Afrique occidentale, les usagers ne leur ménageaient pas les éloges. Elles étaient apparues dès 1881 entre Kayes et Kita et une route sommairement tracée allait leur permettre d'atteindre Bamako dès 1883 puis, vers le sud, Nyagasola en 1885 et Siguiri en 1888.
Avec les voitures Lefèvre, les conquérants avaient fait le plein de leurs moyens techniques. Les bateaux à vapeur nous concernent peu ici car ils interviendront seulement en aval de Bamako 18. Quant au chemin de fer, au nom de qui tout avait commencé, chacun sait qu'il allait connâtre de longs déboires. Il atteindra péniblement Bafoulabé en 1888, mais sa plateforme était dans un tel état qu'il faudra la reprendre presque entièrement par la suite. Il n'arrivera à Dyubéba qu'en 1892 et ce court tronçon sera seul à contribuer à la lutte contre Samori 19.
Cette première phase de la conquête est aussi caractérisée par la faible mobilité des colonnes françaises.
Cela est dû à la présence dans leurs rangs d'une forte proportion d'Européens, qui allait d'ailleurs diminuer très vite 17. Dans ces premières années, les soldats de Marine, accablés de rudes travaux dans des conditions sanitaires odieuses, souffrirent d'une mortalité terrible. Gallieni allait faire beaucoup pour eux, en exigeant par exemple que tous les Français fussent montés, et la situation s'améliorera peu à peu. Marsouins et Bigors seront d'ailleurs de plus en plus réservés à des taches spécialisées ou à l'encadrement des spahis et tirailleurs.
Ces derniers furent les vrais artisans de la conquête, alors qu'ils étaient souvent recrutés parmi les ennemis de la veille. Leur uniforme commode et pittoresque, dessiné par Faidherbe en personne, leur assurait un grand prestige. Leur encadrement n'était pas entièrement européen car un certain nombre d'anciens élèves de Saint-Louis, comme Alakamessa ou Mamadou Racine, avaient été nommés officiers à titre indigène.
Au début de la conquête, quatre compagnies de tirailleurs sur huit tenaient garnison à Médine. Deux seront formées ultérieurement et leur soudanisation sera rapide. L'idée maîtresse des Français, celle qui assura leur triomphe, était en effet de soumettre le pays en employant ses propres fils et particulièrement ceux qu'elle venait à peine de vaincre 20.
Il convient de souligner qu'au moment où commença la marche au Niger, les Français n'avaient en vue qu'un seul adversaire potentiel, qui était l'Empire Toucouleur. Depuis les jours de Faidherbe, sa puissance redoutable et d'ailleurs gonflée par la propagande militaire, obsédait tous les esprits. La plupart des missions se dirigeaient vers sa fameuse capitale, Ségou, et les services de renseignements concentraient leurs efforts de ce côté. Puisqu'El Hadj Omar, vaincu à Médine, s'était tourné vers la vallée du Niger, les colonisateurs devaient nécessairement traverser son domaine pour débloquer les « grandes agglomérations du Soudan Central », mais il restait à savoir à quels moyens ils auraient recours.
Il incombait au Sultan Amadu, qui n'avait pas hérité du prestige religieux de son père, de décider si les Français passeraient l'arme à la bretelle ou s'ouvriraient la route de force. Les autorités coloniales annonçaient à l'opinion métropolitaine qu'elles envisageaient seulement une pénétration pacifique, mais ce point de vue ne pouvait être soutenu de bonne foi sur place.
La route proposée par Faidherbe de Médine à Bamako, traversait exclusivement des pays soumis plus ou moins effectivement aux Toucouleurs. Si les Français y installaient des postes sans l'accord des Tidyani mais avec celui de leurs sujets, ils ruineraient inévitablement cette domination et il était difficile de croire que les héritiers d'El Hadj Omar ne réagiraient pas à cette agression.
Le prestige spirituel de la confrérie restait d'ailleurs considérable sur le fleuve et dans la colonie du Sénégal. El Hadj Omar avait renoncé, par l'accord de 1859, à toute prétention politique sur son pays d'origine mais son appel égalitaire éveillait toujours l'espoir des masses, comme le prouvait l'émigration constante des Toucouleurs vers le Niger. Ce mouvement qui permettait de renouveler les rangs des Talibés, éclaircis par des combats meurtriers, maintenait dans la colonie une inquiétude désagréable. Les révoltes du Fuuta Toro réprimées en 1875, 1877 et 1881 ont eu lieu au nom de la Tidyaniya dont Abdul-Bubakar, le chef du Boséa, était le Mokaddem.
La révolte de 1881 avait pour prétexte la pose du fil télégraphique de Saint-Louis à Bakel. Gallieni verra à Nãngo les envoyés du Boséa qui allaient informer Amadu de leurs projets et il y rencontrera même une délégation des Lébu (il dit des Wolof) de Dakar. L'influence d'Amadu restait donc puissante dans toute la colonie et la première grève de l'histoire en Afrique Noire allait être organisée au Sénégal en 1890 pour protester contre l'attaque de Ségou par Archinard.
Il est normal que les autorités de Saint-Louis aient souhaité passionnément la destruction totale de l'Empire Toucouleur 21, malgré l'extrême prudence dont témoignait celui-ci. Le manque de logique était du côté des milieux commerciaux qui étaient partisans de l'action militaire et de l'administration directe dans le cadre de la colonie mais s'y opposaient dès qu'il s'agissait du haut fleuve.
La conquête une fois décidée, la seule chance d'éviter un conflit armé résidait dans une dislocation spontanée de l'Empire ennemi. En dépit du prestige qu'il gardait parmi les musulmans sénégalais, le grand Etat d'El Hadj Omar donnait en effet de nombreux signes de décrépitude, que les Français surveillaient attentivement. Prenant leurs désirs pour des réalités et soucieux de rassurer l'opinion métropolitaine, ils avaient même tendance à les exagérer. Soleillet et Gallieni péchaient en ce sens et Borgnis-Desbordes devra admettre que la domination Toucouleure demeurait plus étendue qu'on ne l'avait cru.
Elle était cependant fort ébranlée et on ne peut nier qu'elle ait pris, sur les rives du Niger, des caractères odieusement oppressifs. Après la mort du fondateur, la conversion à l'Islam exigée des sujets devint surtout formelle mais l'accent fut mis sur une fiscalité écrasante et les conquérants se cristallisèrent en caste dominante, en oubliant l'appel de leur maître à l'égalité des croyants.
La faiblesse de l'Empire provenait à la fois de la division des vainqueurs et des violentes réactions des peuples opprimés. Amadu était reconnu de tous comme Lamɗo Julɓe, « commandeur des croyants », mais cette autorité était purement juridique. L'homme, intelligent et diplomate, n'avait ni les qualités guerrières, ni la popularité indispensables. C'était un politique, non un chef charismatique. Son cousin, Tidyani, restait sur la réserve, dans le Masina, et ses frères qui gouvernaient les provinces de l'Ouest et du Sud acceptèrent toujours mal d'obéir à ce « fils d'esclave ». Les guerres civiles de 1874 et 1884 en furent la conséquence. Seuls Sèydu et Agibu, qu'il envoya successivement commander Dinguiraye, n'entreront jamais en conflit ouvert avec lui. Encore le Sultan eut-il la précaution de garder en otage la famille du second, dont la popularité l'inquiétait, quand il quitta Ségou.
Les Talibés dont l'héroïsme incontestable avait permis la conquête, avaient formé les premiers cadres de l'Etat. Renforcés sans cesse par un afflux de Toronké besogneux, ils étaient cependant devenus insupportables. Depuis la mort d'El Hadj Omar, leur morgue de dominateurs et leurs prétentions de privilégiés se doublaient d'exigences politiques, inspirées par les traditions démocratiques du Fuuta Toro, mais peu compatible avec le maintien d'un Etat fondé sur la conquête. De même que Tidyani, dans le Masina, s'appuyait sur les Dogõ contre les Peuls, Amadu, à Ségou, avait alors développé une politique Bambara pour brider les Talibés. Les Bambara convertis étaient souvent aussi fanatiques et impitoyables envers leurs propres frères que les Toucouleurs, mais, comme fils de vaincus, ils ne pouvaient guère être très exigeants. Grâce à eux, le nouveau maître put tenir tête aux siens, mais cela lui valut une solide impopularité.
Ces dissensions intestines compromettaient jusqu'à l'existence de l'Etat car elles coïncidaient avec les efforts de libération, désordonnés ruais violents, des peuples vaincus. Dès la mort d'El Hadj Omar, des révoltes avaient éclaté de tous côtés et la plupart d'entre elles allaient durer jusqu'à la conquête française. Les régions où l'autorité Toucouleure était solide se trouvèrent ainsi réduites à l'état d'îlots séparés par de vastes zones insoumises. Ils n'étaient reliés que par de minces bandes de territoire, toujours menacées, et la précarité de ces communications explique l'impuissance d'Amadu devant les intrigues de ses frères.
D'est en ouest, les régions soumises étaient au nombre de trois ou quatre : le Masina, le Pays de Ségou, et surtout une vaste zone étirée du Sahel jusqu'au Fuuta Dyalõ, et de Nyoro à Dinguirave à travers le Haut Sénégal. La révolte de Sansanding et du Sahel oriental gênait les communications entre le Masina et Amadu. Comme celui-ci résidait à Ségou, il conservait cependant les terres riches et peuplées qui s'étendent entre Niger et Bani jusqu'en amont de Bamako. Telle était la pièce maîtresse de l'Empire, mais l'ennemi se trouvait constamment aux portes de sa capitale car le problème Bambara n'avait jamais était réglé. Les pays de la rive droite du Bani (cercles de San, Koutiala et Dioïla) n'avaient jamais été soumis et les héritiers des Dyara y entretenaient la résistance. De l'autre côté du Niger, certains d'entre eux avaient en outre cherché asile dans le Bélédugu. Ce pays s'était révolté dès la mort d'El Hadj Omar et interdisait pratiquement à Amadu la rive gauche du fleuve en amont de Nyamina. Tout avait été tenté pour le réduire mais tout avait échoué et cette insurrection gagnait sans cesse vers le nord et l'est, jusqu'à menacer de rejoindre celle de Sansanding. Vers 1878, Murdya l'avait ralliée, en compagnie des villages musulmans de Banãmba et Tuba. En 1879, Amadu avait subi un échec grave devant Banãmba et, depuis lors, la tête de pont de Nyamina se trouvait elle-même en danger. Quant à Bamako, comme principal marché des Béléri, il était naturel qu'il ait suivi ceux-ci dès le début.
Les communications avec le pays de Nioro étaient devenues, de ce fait, très précaires. A moins d'emmener une armée il fallait se faufiler par le Bagana, le Wagadu (Nara) et le Bakunu, sur la frontière des Ulad Mbarek. Cet isolement était grave car le pays de Nioro, jusqu'à Konyakari et au voisinage de Kayes, était tenu par Muntaga, avec la plus forte des armées Toucouleures, celle que les émigrants du Fuuta renforçaient sans cesse. En dehors de cette route qui contournait le Bélédugu par le nord, Amadu disposait cependant d'un itinéraire plus sûr en passant au sud de la zone insurgée. Les Malinké du Mãnding (Kãngaba, Nyagasola) et les Dyalonké orpailleurs du Burè, lui payaient en effet de moins en moins tribut, mais ils n'avaient pourtant pas fait défection, car ils étaient surveillés par le triangle fortifié Dinguiraye, Kundyã, Murgula. Celui-ci communiquait, en longeant la falaise des monts du Manding, avec le gué deTurèla, contrôlé par la forteresse de Tadyana, où commençait, sur la rive droite, le pays de Ségou.
Ces pays de l'Ouest où, dès le début de sa carrière, El Hadj Omar avait écrasé impitoyablement toute résistance, formaient jusqu'en 1878, le principal ensemble territorial de l'Empire Toucouleur. Leur population demeurait cependant très faible et sporadique. Outre le vieux noyau de Dinguiraye, très affaibli par le départ massif des Talibés, l'autorité Toucouleure s'imposait encore aux Malinké et Dyalõnké installés au nord de Siguiri, à l'ensemble des régions de Kita et Bafoulabé, ainsi qu'aux Sarakholé de Nioro, Yélimané et à ceux du Guidimakha, au-delà du Sénégal.
C'est justement ce territoire que les Français devaient inévitablement traverser pour gagner Bamako. S'ils voulaient réellement éviter un heurt frontal avec les Toucouleurs, il leur était donc nécessaire, soit d'obtenir leur accord, soit de démanteler préalablement leur pouvoir. Les deux méthodes furent employées, mais la première était illusoire car on ne pouvait guère demander à ces conquérants d'abdiquer de bon gré, tandis que la seconde trouvait un appui solide dans la haine que la domination étrangère inspirait à beaucoup de Malinké. Peu nombreux et écrasés impitoyablement depuis un quart de siècle, ceux-ci ne se seraient pourtant pas révoltés spontanément. Bien que la forteresse de Kundyã, qui surveillait les mines d'or du Bambuk, ne gardât plus qu'une médiocre garnison, elle suffisait à les contenir. Les Toucouleurs du Konyakari, au nord du fleuve, conservaient d'ailleurs toute leur vigueur et pouvaient intervenir rapidement dans cette zone. Rien n'était donc possible sans une impulsion extérieure.
Dans cette conjoncture, l'affaire de Sabusirè s'avéra vite décisive. La plupart des Malinké avaient envoyé des contingents aider leurs maîtres Toucouleurs et ils purent constater que ceux-ci, pour la première fois depuis vingt ans, se dérobaient sans combattre devant les Blancs. La saison sèche de 1878-1879 vit alors s'organiser la révolte. L'ensemble des pays Malinké situés au sud du Bakoy et du Baulé y participait. Lancé par Gara, chef de Gagé, dans le Bambuk, qui ressentait particulièrement le voisinage de Kundyã, puis soutenu par Moro, de Fatafiñ (Farimbola) et le chef de Gomu, ce mouvement s'étendit de la Falémé, dans l'ouest, jusqu'à Kita, vers l'est 22.
Les révoltés ne s'attaquèrent cependant pas à Kundyã, qui gardait l'appui des villages du Bafiñ (Kéñyéba) et pouvait, en remontant le fleuve, communiquer avec Dinguirave. Ils se tournèrent vers l'aval, contre le chef du Barinta, Tyekoro, de Waliya, qui demeurait fidèle aux Toucouleurs 23. Le siège de Waliya dura de juillet à septembre 1879 sans que la garnison de Kundyã réagisse et la place finit par tomber 24.
Cette révolte ouvrait une nouvelle étape dans le démantèlement de l'Empire Tidyani car elle séparait les petites garnisons du triangle méridional de la grande armée du Sahel avec laquelle elles avaient jusque là communiqué sans peine. Et surtout, très opportunément, elle ouvrait la route du Niger aux troupes du Sénégal. Les Talibés de Konyakari n'avaient pas réagi et il est difficile de dire ce qu'ils auraient fait par la suite car la marche en avant des Français se déclencha au même moment dans l'axe même de l'insurrection.
Dès l'envoi du rapport Monteil, au mois d'août 1879, en pleine saison des pluies, Brière de l'Isle avait chargé Gallieni, assisté du Lieutenant Vallière, d'aller reconnaître le tracé du chemin de fer jusqu'au confluent du Bakoy et Bafiñ. Ce passage difficile allait nécessiter un pont important et c'est pourquoi on avait décidé d'y construire un premier poste, comme Faidherbe l'avait prévu 25.
Gallieni arriva le 12 octobre à Bafoulabé, « le confluent », et il choisit l'emplacement du fort, sur la rive ouest, dans un site médiocre qui lui sera vivement reproché. Il n'en resta pas là car il était tentant de s'immiscer dans la guerre civile qui faisait rage et il fut en effet sollicité par le chef du Waliya. Bien entendu, il ne l'écouta pas et préféra contacter ses ennemis, révoltés contre les Toucouleurs 26. Il traita avec ceux-ci et repartit le 17 pour Saint-Louis où une délégation dirigée par Ibraima Kèita, fils de Tokonta, de Kita, le rejoignit peu après 27.
Pendant l'absence de Gallieni, au début de septembre, un premier crédit de 500.000 F. était arrivé à Saint-Louis et le gouverneur avait aussitôt préparé une mission destinée à construire le fort de Bafoulabé. Dès la fin du mois, la garnison, forte de cinquante hommes, se concentra à Médine sous les ordres du Lieutenant Marchi. Le 21 décembre les travaux commencèrent sous les ordres du lieutenant du Génie Motinier 28 et, dès janvier 1880, Marchi effectua une reconnaissance jusqu'au gué du Bafiñ, à la limite de Kita.
S'il était impossible d'en faire davantage en attendant de nouveaux crédits, Brière de L'Isle était cependant décidé à profiter sur-le-champ de la brèche qui s'ouvrait dans l'Empire Toucouleur. Les derniers mois de 1879 furent employés fébrilement à préparer, à l'aide des renseignements fournis par Soleillet et par la délégation des insurgés, la mission qui devait mener Gallieni à Ségou. Ce célèbre voyage, qui devait s'arrêter à Nango et qu'on considère ordinairement comme un échec, débuta d'ailleurs sous le signe de l'ambiguïté, ce qui explique en partie les traverses qu'il allait rencontrer.
En effet, ne pouvant faire colonne avant l'année suivante et sachant que son ministre, à Paris, tenait au caractère pacifique de l'entreprise, Brière de l'Isle s'efforça de jouer la conciliation envers les Toucouleurs. Il envoya donc Gallieni sur les traces de Mage et Quintin, dont le traité de commerce était resté sans effet. Les deux pièces d'artillerie promises par eux à Amadu ne lui avaient jamais été livrées et l'Ambassade qui se rendit à Saint-Louis pour les réclamer en 1874 avait signé un nouveau traité sans que le gouverneur Valière lui donnât satisfaction. La lutte contre l'influence des Tidyani au Sénégal, puis l'affaire de Sabusirè et les graves événements qui l'avaient suivie, enfin la construction de Bafoulabé au coeur de son territoire ne pouvaient disposer Amadu en faveur des Français. Galieni partait avec ce lourd handicap pour convaincre le fils d'El Hadj Omar de reconnaître le protectorat des Français et leur droit d'organiser la navigation à vapeur sur le Niger. Il pensait sans doute qu'Amadu, conscient de sa faiblesse, s'inclinerait devant le fait accompli, c'est-à-dire qu'il fondait sa mission sur une sous-estimation de la puissance des Toucouleur, dont Soleillet est en partie responsable. En tout cas, en allant, chargés de riches présents, trouver le Sultan de Ségou, les Français auraient dû prévoir qu'ils allaient inquiéter les ennemis des Toucouleurs, comme les Bambara, qui résistaient avec tant d'obstination depuis plus de quinze ans. Rien d'étonnant que les Béléri aient enlevé à Dyo le convoi de Gallieni, destiné à leurs oppresseurs.
Au moment précis où ils s'aliénaient ainsi les animistes en jouant la négociation avec Ségou, les Français souhaitaient pourtant accélérer la décomposition de l'Etat Toucouleur. A cette fin, ils encourageaient les rebelles, travaillaient à les réconcilier entre eux et traitaient avec eux. Comment s'étonner dès lors qu'ils aient perdu sur les deux tableaux ?
Leurs ambitions étaient pourtant grandes. Le gouverneur avait écouté les discours d'Abduramani Turè, le guide de Gallieni, sur la situation à Ségou, et il enjoignit au capitaine de laisser le Docteur Bayol comme résident dans la capitale Toucouleure. Il pensait ainsi atteindre le grand fleuve dès le premier bond et s'y accrocher avant même que Paris lui en ait fourni les moyens.
Comme ce voyage célèbre allait mener les Français sur les lieux où ils allaient bientôt combattre Samori, il convient d'en rappeler ici les grandes lignes. On sait que Gallieni, accompagné seulement par vingt tirailleurs, mais alourdi par un énorme convoi de 250 ânes quitta Saint-Louis le 30 janvier 1880. Attaché d'abord aux consignes anti-Toucouleures, il signa solennellement un traité de protectorat avec Kita le 25 avril, puis il réconcilia ces nouveaux sujets avec les fameux rebelles de Gubãnko.
Dans le même esprit, il envoya vers le Sud le lieutenant Vallière pour contourner les monts du Manding et prospecter cette région vaguement soumise à Ségou 29. Lui-même décida de gagner Bamako, en traversant de part en part la vieille zone insurrectionnelle du Bélédugu. On connaît la suite. Attaquée par les indigènes, la mission échappa de peu à la destruction et perdit à Dyo tout son convoi. Bamako ayant aussitôt manifesté son hostilité, le Docteur Bayol dut rentrer à Saint-Louis par l'itinéraire de Vallière. Quant à Gallieni et à ses collaborateurs, ils trouvèrent asile en terre Toucouleure où Amadu allait les entretenir onze mois à Nãngo. Les Français utilisèrent ce long séjour à réunir sur les régions du Haut Niger une documentation aussi abondante que le permettait l'isolement où ils étaient maintenus. Gallieni se renseigna notamment sur Samori qui assiégeait alors Kankan et ces données furent intégrées à son rapport. Si inexactes qu'elles soient, ce sont les premiers éléments sérieux qu'aient possédés les Français sur ce nouveau conquérant dont ils entendaient vaguement parler depuis 1877.
L'accueil d'Amadu avait littéralement sauvé Gallieni, mais on comprend que le Sultan ait hésité à traiter avec la puissance qui intriguait contre lui parmi les Bambara. Il semble d'ailleurs que Mamadu Wakka, l'agent du gouverneur Rowe, se trouvait alors à Ségou dans le but d'orienter les Toucouleurs vers le commerce britannique.
A force de promettre à son hôte de l'aide contre les insurgés, Gallieni finit cependant par le décider et les négociations commencèrent en octobre 1880. Elles aboutirent le 30 novembre au fameux traité de Nãngo qui a souvent été cité en exemple de la mauvaise foi toucouleure, sous prétexte que le texte arabe ne correspondait pas au texte français 30.
Cet argument mal fondé allait justifier un rejet, selon les vues de Borgnis-Desbordes, mais l'opposition de celui-ci visait le fond même de l'accord, qui risquait à ses yeux de paralyser l'expansion française, puisqu'il interdisait toute construction de fort en terre toucouleure. La promesse de 4 canons et 1.000 fusils à tir rapide aggravait encore les choses et le commandant supérieur refusera d'admettre que, dans la situation où s'était trouvé Gallieni, il n'avait guère pu se montrer exigeant.
L'interminable séjour du capitaine à Nango avait pris fin le 25 mars 1881. Bien qu'averti de l'arrivée de Borgnis-Desbordes à Kita, Amadu ne semble guère avoir hésité. Il pouvait se venger de ce nouvel empiètement sur la mission sans défense, mais il avait trop de difficultés avec les Talibés indisciplinés et les Béléri, qui menaçaient alors Nyamina, pour rompre avec les Français dont il attendait des armes.
La chute de Gub‹nko démontrait la force des nouveaux venus et une lettre de Brière de L'Isle, transmise par Borgnis-Desbordes, trancha vite la question. Gallieni fut donc autorisé à partir sans attendre l'ambassadeur toucouleur, Bubakar Saada, qui devait visiter le gouverneur à Saint-Louis.
Le capitaine rentra par la route de Vallière en concluant de nombreux traités avec les villages du Manding, que la chute de Gub‹nko avait impressionnés, et qui ne demandaient qu'à rompre définitivement avec les Toucouleurs 31. Le 5 avril, il rejoignit Borgnis-Desbordes sous les murs du nouveau fort de Kita.
Pendant les longs mois de séjour à Nãngo, l'offensive française avait en effet marqué de grands progrès. Les difficultés de Gallieni avaient montré au gouverneur que l'alliance bambara n'allait pas de soi et que les Toucouleurs n'étaient nullement prêts à céder. En bon militaire, il en conclut naturellement qu'il convenait de faire sonner le sabre.
Jules Ferry, en formant son cabinet, le 19 septembre 1880, n'avait pas gardé Jauréguiberry, qui était remplacé à la Marine par l'amiral Cloué. Avant de céder la place, l'ancien gouverneur du Sénégal avait pourtant mis la machine en marche et son successeur, qui partageait ses idées, n'avait nul désir de l'arrêter. Le crédit d'un million trois cent mille francs demandé en janvier pour créer une ligne de postes jusqu'au Niger avait été voté le 14 juillet 1880. Jauréguiberry autorisa aussitôt l'occupation de Kita et prit, le 6 septembre, un décret révolutionnaire, qui créait un Commandement Autonome du Haut Fleuve, qu'il habilitait à correspondre directement avec le ministre, malgré sa subordination au gouverneur du Sénégal. Celui-ci restait maître des finances, du ravitaillement et de l'orientation générale de la politique, mais il ne pouvait plus intervenir dans le déroulement des affaires militaires. Le nouveau Commandement était donc bien différent de celui que Brière de L'Isle avait institué en janvier, et le second bataillon de tirailleurs, qui allait s'installer à Médine, dépendait exclusivement de lui. Son premier titulaire fut le chef d'escadron Borgnis-Desbordes, de l'Artillerie de Marine, qui reçut ses instructions le 4 octobre de l'amiral Cloué en personne.
Ce Breton, dont l'avancement avait été jusque-là assez lent, était issu d'une famille de polytechniciens. Il n'avait jamais servi qu'en Asie et le ministre le nomma avant son tour lieutenant-colonel afin de renforcer son autorité 32.
Energique et obstiné, visionnaire plus que calculateur, c'était sans doute l'homme qu'il fallait pour tirer du néant une entreprise qui inspirait beaucoup de scepticisme, sinon d'hostilité. Son impatience presque frénétique rencontrait celle de Brière de L'Isle et la collaboration de ces deux guerriers, nouée au moment où l'action devenait possible, allait porter aussitôt ses fruits. Les premières instructions qu'il reçut répondaient fort bien à de telles qualités. Grâce à l'intervention du gouverneur, celles de l'amiral Cloué, pourtant naturellement tiède, furent en effet rédigées dans un style fort énergique. Le nouveau commandant supérieur avait mission de créer une série de postes jusqu'à Kita et de reconnaître le tracé du chemin de fer jusqu'au Niger, mais aussi, pour des raisons de prestige, de châtier l'injure faite à Gallieni à Dyo. Le ministre s'écartait ainsi de l'expédition purement pacifique qu'il présentait aux Chambres, et le programme de cinq ans, établi en 1879, se contractait soudain en programme de trois ans 33.
Les instructions du gouverneur, comme on pouvait s'y attendre, s'avérèrent encore plus activistes. Il prévoyait non seulement la destruction de Gubãnko, mais il interprétait la reconnaissance du chemin de fer comme ouvrant la porte à une occupation immédiate de Bamako, au cas où les circonstances s'avéreraient favorables. Il allait ainsi mettre Cloué en difficulté devant la Commission du Budget, si bien que, le 4 février 1881, il recevra l'ordre télégraphique d'annuler ses instructions et d'interdire absolument à son subordonné de dépasser Kita, même pour venger Gallieni. Ses protestations serviront de prétexte au ministre qui le relèvera de ses fonctions le 11 mars, en donnant ainsi satisfaction à l'opinion sénégalaise.
Ce déploiement d'ardeur allait d'ailleurs être vain car les difficultés matérielles et les complications imprévues seront telles que Borgnis-Desbordes devait mettre trois ans avant d'atteindre le Niger.
En 1880-1881, sa première campagne bénéficiait cependant de l'appui total de Brière de L'Isle, qui ne prévoyait nullement l'imminence de son départ. Bien qu'il ait placé à la disposition du commandant supérieur les six avisos disponibles, le personnel et le matériel étaient arrivés trop tard de France, de sorte que la mise en route n'eut lieu qu'en fin octobre 34. Une décrue précoce du Sénégal bouleversa alors tout le programme, si bien que, le 17 novembre, la colonne, au lieu d'être concentrée à Médine, était dispersée sur trois cents kilomètres, de Saldé à Tambonkané, au hasard des échouages. Borgnis-Desbordes, qui avait quitté Saint-Louis le 11 novembre, débarqua à Saldé, malade, et n'arriva à Médine que le 11 décembre. La colonne s'y rassembla seulement le 2 janvier 1881 et une épidémie de fièvre typhoïde frappa aussitôt les Européens, dont neuf succombèrent en quelques jours.
La petite colonne quitta finalement Médine le 9 janvier et arriva le 7 février à Kita où les travaux du fort furent aussitôt commencés 35.
Le 25 janvier, Borgnis-Desbordes, qui se croyait couvert, venait d'écrire au gouverneur que les circonstances étaient favorables et qu'en conséquence il allait sans coup férir occuper Bamako. On comprend son amertume quand il reçut l'annulation de ses premières instructions et il répondit le 2 février en prédisant les pires catastrophes.
Comme il n'était plus question de s'attaquer aux Béléri 36, le commandant supérieur se vengea sur Gubãnko, dont la réconciliation avec Kita, opérée par Gallieni, n'avait pas été durable. Le 11 février, ce village, devant lequel les Toucouleurs avaient échoué trois fois, fut pris d'assaut malgré une résistance acharnée 37.
Cet événement secoua toute la région et le prestige qu'en tirèrent les Français allait leur rallier une grande partie du Manding. Bien que Gubãnko ait cristallisé la résistance aux Toucouleurs, ceux-ci ne pouvaient se réjouir de voir les Blancs leur enlever définitivement Kita. Soucieux de ne pas aggraver la situation de Gallieni, Borgnis-Desbordes envoya donc dès le 17 février le capitaine Demaine rassurer Abdallah, le chef du tata Toucouleur de Murgula. Il lui confia la lettre de Brière de L'Isle, pour Amadu, dans laquelle le gouverneur réclamait la signature du traité et le retour du capitaine. Malgré ces bons procédés, Abdallah continua évidemment à intriguer contre l'influence française, faisant courir le bruit que les Béléri allaient attaquer Kita et empêchant les gens de Narèna de rendre visite aux Français. Il imposa même un compagnon au fils que Mambi Kèita, le Mãsa de Nyagasola avait envoyé auprès du colonel.
La lettre du gouverneur avait cependant décidé Amadu à conclure avec Gallieni, qui arriva le 5 avril à Kita, suivi de près par Bubakar Saada, que le Sultan dépêchait en ambassade à Saint-Louis.
Gallieni fit à Borgnis-Desbordes un tableau nuancé de la décomposition de l'Empire Toucouleur, qui suffit, malgré ses réserves, à inspirer au bouillant commandant supérieur de vastes projets pour la prochaine campagne. Il jugeait d'ailleurs le traité de Nãngo inacceptable, particulièrement la clause qui garantissait l'intégrité des possessions Toucouleures 38 et il ne cacha pas sa désapprobation à l'officier qui avait eu la faiblesse de le signer.
A vrai dire, le commandant supérieur s'était employé, dès la fin de février, à exploiter l'effet psychologique de la prise de Gubãnko, en chargeant les interprètes Mamadu Alfa et Sadyo Sãmbala de conclure discrètement divers traités de protectorat. Ces émissaires décrivirent un vaste périple en passant derrière le Bafiñ à travers le Banyakadugu et le Gadugu, puis à travers le Mãndé de Nyagasola, le Burè, le Manding de Kaaba (Kangaba) et pour arriver à Bamako le 18 avril 39. Ainsi se trouvait démantelée, du moins sur le papier, l'hégémonie des Toucouleurs sur la rive gauche du Niger.
En deux points, à Kaaba et dans le Burè, ces « traités » empiétaient même sur les domaines de Samori ou du moins ceux de ses alliés 40. Borgnis-Desbordes en avait parfaitement conscience puisqu'il nous signale que « Mambi Kaba est le beau-père de Samourou et lui a envoyé un serviteur lui expliquer qu'il traitait avec nous et s'engager à en faire autant ». Dans sa lettre au gouverneur, datée du 22 mars 1881, il avait déjà précisé que le Burè versait à Samourou un tribut d'un « moule » (mudé) d'or par semaine.
Eclairés par les renseignements de Gallieni, les Français se voyaient donc confrontés avec une nouvelle puissance jusqu'ici presque ignorée. Borgnis-Desbordes ne la considérait d'ailleurs pas d'emblée d'un oeil hostile, car, en cette première campagne, son agressivité se concentrait sur les Toucouleurs. La tension qui régnait entre Amadu et Samori à l'occasion du siège de Kankan était donc bienvenue. « Samourou doit se méfier de la France comme de la Grande-Bretagne et ne traitera qu'avec la première qui sera assez forte » 41. Ce jugement est d'ailleurs surprenant car Borgnis-Desbordes ne paraît pas avoir compris que l'impérialisme militaire qu'il préconisait s'opposait radicalement par sa nature à celui des Britanniques. La crainte devait rejeter nécessairement le Faama vers ces derniers, à moins que la France ne s'imposât à lui par les armes.
Le colonel recommandait évidemment au commandant de Kita de surveiller les mouvements du nouveau conquérant, mais il ne paraît avoir jeté de ce côté qu'un coup d'oeil négligeant. Au moment où s'ouvrait l'hivernage de 1881, il est clair que toute son attention était réservée aux terres situées en aval du Niger, c'est-à-dire aux Toucouleurs qui en barraient la route à la France, et dont l'élimination s'imposait. L'apparition de Samori était en revanche un fait accessoire car son implantation très méridionale le plaçait en dehors du grand axe de la pénétration française. Il ne paraissait donc pas gênant, bien qu'a-priori toute force autonome se cristallisant en milieu africain devait inquiéter les colonisateurs.
Rien ne permettait de prévoir qu'un premier heurt allait se produire incessamment de ce côté et que la lutte contre cet ennemi imprévu allait compromettre pendant de longues année, l'établissement de l'hégémonie française
Borgnis-Desbordes était parti le 8 mai de Kita où il laissait en garnison le capitaine Monségur avec 135 hommes, et il rentra le 12 juin à Saint-Louis. Brière de L'Isle avait quitté définitivement le pays le 15 avril, remplacé par le contre-amical de Lanneau, et Borgnis-Desbordes le suivit sans retard, si grande était sa hâte d'être à Paris pour mettre au point la prochaine campagne. Bien que Gallieni eut pondéré les jugements antérieurs sur la dislocation de l'Etat Toucouleur, celle-ci restait incontestable et il fallait en profiter pour aller de l'avant. La colonne qu'on préparait porterait donc le drapeau sur le Niger à Bamako mais le commandant supérieur voyait déjà plus loin. Bien que moins « activiste » que Jauréguiberry, l'amiral Cloué était évidemment partisan de l'offensive et c'est dans cet esprit que le chef-lieu du Haut Fleuve était transféré de Médine, handicapé par les rapides de Kippes, à Kayes, situé plus en aval. Cette agglomération n'était alors qu'un hameau où il fallait tout construire, mais cette mesure montrait au commandant supérieur que ses craintes n'étaient pas fondées. Le nouveau gouverneur n'avait pas mission de reprendre le Haut Fleuve en main et même, en raison de son incompétence, il allait lui laisser bien plus de liberté que son prédécesseur.
Après deux mois de préparatifs fiévreux, Borgnis-Desbordes était déjà le 5 septembre à Bordeaux, où il allait s'embarquer, quand un télégramme le rappela à Paris. Une terrible épidémie de fièvre jaune paralysait le Sénégal où l'amiral de Lanneau avait succombé le 5 août, si bien que le gouvernement renonçait à envoyer des troupes fraîches dans cet enfer 42. La campagne du Haut Fleuve se bornerait donc au ravitaillement des postes, et les travaux seraient limités aux possibilités du personnel déjà sur place.
On imagine la consternation de Borgnis-Desbordes, qui voyait tous ses rêves s'effondrer. Il fit valoir qu'en l'absence d'une opposition sérieuse des Toucouleurs, une petite colonne prélevée sur la garnison de la colonie suffirait pour atteindre Bamako, où l'on se contenterait provisoirement d'une enceinte sommaire. Rien n'y fit cependant et il dut partir muni de l'interdiction formelle d'occuper les rives du grand fleuve. Il s'embarqua en compagnie du nouveau gouverneur, qui n'était autre que le fameux colonel Canard. Ils débarquèrent le 2 octobre à Saint-Louis où le « père » Canard semble avoir mis tout en oeuvre pour aider à former la colonne, ce qui n'était pas facile dans un pays que l'épidémie avait frappé de stupeur. A partir du 17 octobre, les cinq avisos disponibles commencèrent donc le va-et-vient vers Kayes 43, mais là-bas, tout restait à faire. On n'y trouvait qu'une plaine marécageuse, « un cloaque » sans aucune construction, à l'exception de quatre maisons en bãnko. Pour activer les choses, Borgnis-Desbordes prit sur lui de lever la quarantaine et il eut la chance que la fièvre jaune n'éclatât pas. Pendant que les constructions battaient leur plein, le commandant supérieur poussa la colonne vers Kita dès le 22 novembre et, lui-même, quitta Kayes à son tour le 20 décembre 44.
Après avoir brûlé au passage le village de Kalé, suspect de brigandage, il s'écarta le premier janvier, à Badumbé, de l'itinéraire habituel, pour marcher sur le Gãngarã qui avait menacé les réfugiés Bambara de Mari-Sirè. Tout se passa d'ailleurs sans incident à Fatafi et à Bayé (Gãngarã-Madina), si bien que Borgnis-Desbordes atteignit Kita dès le 9 janvier.
Il se consacra aussitôt au programme des constructions avec une telle ardeur que la campagne paraissait déjà terminée. Il n'en était pourtant rien car, le 16 février, avec une colonne légère de 221 combattants, Borgnis-Desbordes s'enfonça vers le sud pour attaquer Samori sous les murs de Kéñyérã.
Que s'était-il passé ?
On ne petit guère douter que le commandant supérieur frustré de Bamako, était décidé à faire malgré tout quelque chose pour ne pas limiter la campagne à une stérile colonne de ravitaillement. Comme ses instructions lui interdisaient formellement de dépasser Kita, il allait être obligé, dans son rapport d'ensemble, de fournir certaines explications, dont l'embarras significatif nous donne la clef de ses intentions. La plus franche et la plus valable consiste à invoquer la liberté d'appréciation que lui avait laissé le ministre. « Les communications… demandent un temps tellement long que le commandant supérieur serait dans l'impossibilité d'agir s'il n'avait pas une large latitude dans ses mouvements. J'entends… qu'une grande liberté d'action lui soit donnée sous sa responsabilité personnelle. »
Il restait à justifier l'usage qu'il avait fait de cette liberté, d'autant plus que son initiative avait eu, il le reconnaîtra lui-même, des résultats déplorables. La seule façon d'y parvenir était d'affirmer qu'il avait évité un mal plus grand. « Cette liberté… le commandant supérieur jugea bon d'en profiter, non pour empêcher, ce que ses ressources ne lui permettaient pas de faire, mais pour retarder la marche d'un conquérant musulman, Samori, qui remplissait de ses exploits, de ses triomphes et de ses cruautés la rive droite du Niger. »
Samori avait établi son autorité sur Kãngaba (Kaaba) qui avait, soi-disant, « traité » avec la France. Il menaçait en conséquence nos protégés de Nyagasola et, par là même, la vallée du Bakoy. « Nous étions menacés d'avoir à nous défendre sous les murs même de Kita alors que le ravitaillement n'était même pas commencé et que les forces, si minimes, dont nous disposions, ne nous permettaient pas de couvrir notre ligne de ravitaillement ». Elles permettaient apparemment de prendre l'offensive au-delà du fleuve contre un adversaire dont tout montre par ailleurs qu'il n'avait pas l'intention d'attaquer.
Tout cela n'étant pas très convainquant, Borgnis-Desbordes fait appel, ultima ratio, à l'honneur national. « Le Commandant de Kita, dans une intention généreuse… avait dépassé les instructions du colonel, lui recommandant de se tenir soigneusement au courant de ce qui se passait sur le Niger, mais sans faire de démarche qui pût nous compromettre. Il avait envoyé un officier indigène, M. Alakamessa pour négocier avec Samori… (qui) reçut fort mal M. Alakamessa, ne voulut rien entendre et le menaça de mort. Devant l'attitude énergique de cet officier qui lui répondit que la loi de Mahomet défendait de tuer un homme qui était non seulement un parlementaire, mais encore un homme libre et un musulman, Samori se contenta de le retenir prisonnier et voulut bien limiter la durée de cette détention à dix années. M. Alakamessa jugea inutile de rester si longtemps chez ce chef inhospitalier et, avec autant de présence d'esprit que d'audace, il réussit à s'échapper. Or, en Afrique… une offense ne doit jamais rester impunie… le pardon ou l'oubli y est considéré comme une faiblesse. »
Borgnis-Desbordes était sans doute surpris que Monségur se fût orienté vers le sud, mais il y vit une chance inespérée puisque le triste état de sa colonne l'empêchait de s'engager face aux Toucouleurs. Il faut cependant reconnaître que nous ignorons les instructions orales qu'il avait laissées au Commandant de Kita, et que ses instructions écrites étaient d'ordre purement défensif. Il y recommandait d'encourager les ennemis des Toucouleurs, mais le nom même de Samori n'y figurait même pas. Il est probable que Monségur devait seulement surveiller les événements du Sud.
Le 23 juin, le capitaine avait vu arriver au fort toute une Ambassade envovée par Bala Kulibali pour réclamer du secours contre Samori. Le chef de Kéñyérã venait de repousser une dernière sommation du conquérant et ses envoyés insistèrent sur la richesse de leur pays, très capable de ravitailler Kita. Monségur s'empressa donc de leur faire signer, le 26 juin, une convention qui plaçait le Kulibalidugu sous le protectorat de la France. Il écrivit le même jour à Samori une lettre fort aimable, pour l'inviter à épargner Kéñyérã, et lui offrit en compensation l'alliance de la France. Il pensait mobiliser ainsi cette nouvelle puissance contre les Toucouleurs, ce qui prouve qu'il n'oubliait pas les objectifs chers à son chef 45.
Il est incontestable que Monségur outrepassait ses instructions, ou du moins celles qui sont connues, et qu'il prenait un risque en confiant sa lettre à un officier, le lieutenant sénégalais Alakamessa, au lieu d'un messager ordinaire. Il allait pourtant être couvert par le colonel qui ne lui reprochera même pas de s'être engagé imprudemment sur ce terrain presque inconnu.
L'intervention du capitaine était cependant remarquablement naïve et maladroite. Dans la perspective dit Faama, telle que nous l'avons étudiée, l'injonction d'épargner Kéñyérã était une insulte intolérable, et paraissait liée à une injonction de rendre hommage aux Blancs. Porteur d'un tel message, Alakamessa allait nécessairement s'attirer certains désagréments.
J'ai pu retrouver un itinéraire d'Alakamessa mais malheureusement pas le rapport de mission auquel il devait être joint 46. Nous ne connaissons donc les aventures du lieutenant que par ce que Monségur a bien voulu nous dire. Il partit de Kita le 30 juin et voyagea péniblement, lentement, à travers un pays dont l'hivernage faisait déborder tous les cours d'eau. Par le Mèndé et le Séké, il gagna le Niger un peu en amont de Siguiri et passa sur l'autre rive où Bala l'attendait. Il se rendit ensuite à Kéñyérã qui s'apprêtait déjà à combattre, puis remonta le Milo jusqu'à Kankan, traversa le Dyõ à Kalãnkalã et rejoignit Gbèlèba à travers les solitudes du Moriulédugu. Il se présenta à Samori dans les derniers jours de juillet mais nous ignorons en quels termes et sur quel ton il lui présenta les demandes françaises. Monségur nous dit que le lieutenant était un homme très brave et au verbe haut, aussi est-il possible qu'il se soit montré peu diplomate. Il ne pouvait en tous cas éviter de soulever la colère de Samori, dans la position où celui-ci se trouvait, mais on peut douter qu'il ait été menacé de mort, sinon par les griots de son hôte. Quant à la peine de dix ans d'emprisonnement, elle est parfaitement incompatible avec la norme de la coutume malinké. Il n'est pas douteux en revanche, que Samori ait placé son visiteur sous surveillance pendant quelques semaines. Il se demandait sans doute s'il devait le garder en otage jusqu'à la prise de Kéñyérã ou le renvover sur-le-champ. Selon la tradition, il se rangea à ce dernier parti et l'invita à informer ses chefs qu'il allait châtier sans retard leurs protégés du Kulibalidugu.
Cette version est vraisemblable et l'évasion d'Alakamessa serait dans ce cas une simple vantardise ou un grief supplémentaire forgé par Borgnis-Desbordes. Le lieutenant, ayant suivi la même route qu'à l'aller, a dû parcourir plus de 300 kilomètres en territoire Samorien et passer à proximité de villes tenues par de fortes garnisons comme celle de Kankan. Comme il ne fut pas repris, on a peine à croire que le Faama s'opposait à son retour. Quittant Gbèlèba vers la fin de septembre, Alakamessa était à Kita un mois plus tard alors que Samori s'était mis en campagne dès son départ, puisque au début de novembre, il assiégeait déjà Kéñyérã.
L'honneur de la France est-il vraiment compromis ? Plutôt que par l'accueil fait au lieutenant, il l'était, selon nous, par les encouragements donnés à Kéñyérã qui, sans eux, n'aurait pas résisté aussi obstinément. Borgnis-Des bordes se tenait informé du déroulement impitoyable du siège et on voudrait croire qu'il s'est ému du destin tragique de ces gens qui avaient en confiance en lui. S'il avait alors tout risqué pour les secourir, en dépit de l'insuffisance de ses forces, on ne saurait le lui reprocher.
Je crains malheureusement que ces motivations honorables n'aient pas été déterminantes. Sans la fièvre jaune, le but de la campagne eût été la construction de Bamako. La mission d'Alakamessa et le siège de Kéñyérã n'en aurait pas moins eu lieu, mais je suis convaincu que les Français, conformément à leurs instructions, auraient marché alors vers l'est, jusqu'aux rives du Grand Fleuve et nullement vers le sud. Le conflit inévitable avec Samori aurait ainsi été retardé de quelques années, mais Kéñyérã eût été abandonnée à son triste sort si bien que le parti des rebelles était de toute façon condamné.
Je suis profondément convaincu que Borgnis-Desbordes n'avait jamais eu l'intention de respecter des instructions qui l'auraient paralysé durant toute une campagne. Il était prêt à saisir le premier prétexte venu, et il se trouve simplement que Kéñyérã le lui offrit. Le désir de voir enfin les eaux du fleuve légendaire joua aussi certainement et on aurait tort de négliger cette motivation sentimentale. « Vous n'auriez pas dû faire cette campagne, mais j'étais certain que vous aviez absolument besoin de voir ce fameux Niger dont tout le monde parle et qui a été visité par bien peu de Français »… lui écrira un peu plus tard le Gouverneur Canard 47.
Nous ne suivrons pas Canard dans son respect formaliste des instructions reçues. Concédons au commandant supérieur que, s'il usa largement de l'autonomie que lui concédait Paris, ce fut dans le cadre de la politique de conquête militaire qu'il avait fait accepter. Il reste à savoir si son audace n'était pas de la témérité et ne compromettait pas finalement la mission qui lui était confiée. Les conséquences politiques en seront examinées plus loin. Du point de vue de la sécurité pure et simple, il est remarquable qu'il ait laissé les travailleurs du fort sous la garde de 263 hommes 48, pour s'enfoncer en pays inconnus avec 211 combattants, dont une vingtaine de spahis et quatre pièces de montagne. Or il savait pertinemment qu'il allait se heurter au gros des forces de Samori. Bien que le conquérant fût encore peu connu et qu'on n'appréciât certainement pas justement sa puissance, on est assurément en droit de parler d'imprudence. Le mot témérité vient même à la bouche si l'on considère que rien ne couvrait les arrières de Borgnis-Desbordes face aux Toucouleurs et qu'il s'obstinait à traiter ceux-ci en ennemis malgré l'extrême modération d'Amadu. Le moindre échec pouvait dès lors se transformer en effroyable catastrophe.
Le commandant supérieur fut servi, il est vrai, par la chance des audacieux. Après une marche de nuit, il se présenta le 18, à l'aube, devant la forteresse Toucouleure de Murgula où le vieil Abdallah, fort inquiet, fut contraint de le recevoir. Pour éviter toute indiscrétion sur son objectif, le colonel fit valoir qu'il n'avait qu'une petite escorte et annonça qu'il allait visiter les chefs du Mandé 49. Le 19 février, à Nyagasola, il fut très bien reçu par Mâmbi qui lui donna des guides, car le pays était désormais inconnu. La colonne, espérant surprendre l'adversaire, marcha alors à toute allure à travers le Kèndé et le kafu aurifère du Séké. L'accueil maussade qu'il reçut le 22 à Nafadyi parait attester l'influence de Samori.
Le Niger fut atteint le 25 à l'aube, dans le Nuga, en face de Faraba 50 et l'infanterie traversa aussitôt dans des pirogues que le lieutenant Mamadou Racine, envoye en avant-garde, avait pu rassembler. Dès 9 heures, le colonel conféra sur l'autre rive avec Bala Kulibali, mais il fut atterré de ne trouver que des gens terrifiés et démoralisés au lieu de combattants prêts à renforcer sa petite troupe. Il réussit cependant à réunir 500 guerriers de Faraba et Farama, qui s'ornèrent la tête de branches vertes en signe de reconnaissance. Le blocus de Kéñyérã était complet depuis longtemps mais un informateur déclara que la place était tombée depuis quelques jours. Le Colonel décida aussitôt d'aller s'en assurer et la colonne coucha le soir même à Digidala. Le lendemain 26 février, à l'aube, le lieutenant Mamadou Racine, qui marchait en avant-garde avec 25 hommes et les guerriers des Kulibali, trouva le marigot gardé par les sofas. Ceux-ci s'enfuirent après une courte escarmouche, la première qui ait jamais opposé des Samoriens aux Français. Kéñyérã n'était plus qu'à 6 kilomètres, mais des prisonniers confirmèrent que Faama s'en était emparé cinq jours plus tôt.
Samori ne pouvait évidemment pas tolérer la révolte obstinée des gens du Fyé qui aggravaient encore leur cas en donnant asile à Daye Kaba. L'intervention d'Alakamessa n'avait fait que précipiter cette répression nécessaire, puisque le Faama avait quitté Gbèlèba sur les talons du lieutenant. Il s'était à peine arrêté à Bisãndugu avant de rejoindre à Kankan la colonne de Kémé-Brèma qui préparait l'attaque de la vallée du Fyé.
Le principal opposant était jusque là Dyémori Sako dont nous avons déjà signalé la fidélité à Kankan. Ses voisins de Kéñyérã, dont le marché d'esclaves écoulait traditionnellement les captifs pris dans le Wasulu, venaient de perdre leur Mãsa, Fèrèmisa Kulibali. Son neveu, Kulako-Fèrè manquait d'autorité 51 mais, face à l'envahisseur, il pouvait compter sur les chefs de la vallée du Niger Misadyã, de Dyalakoro, et Dugufana Bala, de Faraba.
Les Kèita du Dyumawañyã avaient longtemps adhéré à cette alliance par haine du Wasulu. Ils étaient assez faibles et s'étaient mal remis de la dernière invasion Bambara que Torokoro-Madi, l'Empereur de Ségou, avait lancée contre eux, vers 1855. Ils étaient surtout profondément divisés. Leur Mãsa était en principe un Masagbèrèsi, Nãfédé, de Kamaro, plutôt faible, mais soutenu par Namadyãn Kèita, de Sidikila. La lignée rivale des Sèrèbãndyugusi se réclamant par contre de Kulako-Dèmba, de Balàndugu-Ni, le Dyumawañyã se trouvait incapable d'une action concertée.
Tout près de là, le minuscule kafu des Fula du Sendugu (Kõnkoi, Farasababé) n'allait jouer aucun rôle, sa population fuyant, sans attendre l'envahisseur, chez les Wasulunké du Gbãndyagha (cercle de Yanfolila, Mali).
C'est de Kéñyérã que partit l'appel aux Français et cela n'est pas surprenant, en raison des traditions commerciales de cette place et de ses anciennes liaisons avec les comptoirs sénégalais. Trois Ambassades au moins furent envoyées à Kita dans le mois précédant la crise. La première, dont la tradition orale a perdu le souvenir, doit dater d'avril 1881 puisqu'elle se présenta avant le départ de Borgnis-Desbordes. La seconde fut confiée à un Fina, Dyaté Kamara, qui porta aux Français un présent en poudre d'or. Il convient de la placer en juin 1881 puisque c'est elle qui décida le capitaine Monségur à envoyer en mission Alakamessa et que celui-ci passa à Kéñyérã le 9 juillet. Une troisième ambassade partit en novembre, au moment où l'armée de Samori approchait. Elle comprenait Nasira Mãsa Kulibali, fils de l'ancien chef Fèrè-Misa, et deux de ses parents, Mãndyã et Misa-Ulé. Ces délégués attendirent l'arrivée de la colonne à Kita et lui servirent de guides.
L'espoir d'une intervention française avait coupé court à d'évidentes velléités de soumission. En effet, quelque temps après la prise de Kankan, un premier pas avait été fait par les insurgés en direction de Samori. Daye Kaba et ses hommes, qui étaient hébergés par Dyémori Sako, furent invités par celui-ci à vider les lieux. Comme Fèrè-Misa refusa de les recevoir à Kéñyérã, ils durent se retirer plus au nord dans le vieux Mãnding où Dyola Kèita, de Figira Koro les accueillit 52. Les choses en restèrent là en raison des dures conditions posées alors par Samori, mais on peut penser que celles-ci auraient été acceptées sans la mission d'Alakaméssa.
Les opérations du conquérant paraissent avoir commencé en octobre 1881, sans attendre les basses eaux. On nous dit que Samori, quittant Kankan avec Kémé-Brèma, traversa le Milo à Fodékaria pour marcher sur le Sakodugu. Dyémori lui opposa une petite troupe mais celle-ci fut battue à Sèrémana, tandis que les gens d'Oromakoro essayaient d'arrêter Masarã-Mamadi qui accourait de Damisa-Koro 53. Ils furent écrasés à Kurula-Ulé, sur la piste du Dyuma, et les deux colonnes firent leur jonction sous les murs de Kundyã où toute la défense du Sakodugu s'était concentrée. Des renforts y affluaient d'ailleurs, venant du Dyumawañya et surtout de Kéñyérã, qui envoya une centaine d'hommes sous les ordres de Misa-Ulé Kulibali 54.
Samori construisit quatre sanyé autour du village, comme s'il envisageait un long siège, mais Dyémori Sako jugeait certainement la partie perdue car il offrit très vite de capituler 55. Le conquérant accepta d'épargner le pays à condition qu'on lui donnât de nombreux jeunes gens pour son armée et qu'on livrât à sa merci les étrangers qui étaient venus au secours de Kundyã. Au prix de cette trahison, Dyémori allait ainsi garder son commandement et jouer bientôt au partisan du conquérant.
Samori libéra aussitôt Misa-Ulé et l'envoya porter à Kéñyérã une dernière sommation. Celle-ci fut repoussée et, comme ou l'a vu, ce messager partit aussitôt pour Kita où il lança un dernier appel aux Français. A cette nouvelle, Samori fit égorger les cent prisonniers de Kéñyérã, puis il s'avança jusqu'à cette place dont il entreprit le siège vers le début de novembre.
Le conquérant réussit à isoler complètement les défenseurs grâce à un blocus particulièrement étroit. Huit sanyé furent construits tout près des murailles et reliés par des palissades le long desquelles des patrouilles circulaient chaque nuit 56. La situation des assiégés se trouva bientôt tragique car le mil n'était pas encore récolté et le maïs rie suffisait pas. Ils furent vite en proie à la famine et les désertions se firent nombreuses bien que tous les fuyards se sussent voués à la captivité.
Il fallait chercher l'eau au marigot Gbilindo, hors des murs du village et cette opération nécessitait chaque fois un combat sévère. Kulako-Fèrè refusait cependant de se rendre car il espérait toujours l'arrivée des Français. Il multiplia les attaques, en perdant beaucoup de monde, mais sans pouvoir se donner de l'air. Le sanyé d'Alfa fut ainsi pris d'assaut mais ce succès resta isolé, et aucun ravitaillement n'allait entrer dans le village jusqu'à la fin du siège.
Les assiégeants étaient par contre dans l'abondance car les Sako les ravitaillaient et ils avaient moissonné les champs des assiégés. Ils lançaient en outre des raids de pillage contre les zones insoumises et c'est ainsi que les cavaliers d'Arafã traversaient souvent le Fyé pour ravager le Dyumawañya 57. Celui-ci résistait d'ailleurs énergiquement mais on ne peut en dire autant des Kulibali du Niger. Une simple reconnaissance de sofas suffit à mettre en fuite Dugufana-Bala avec tout le village de Faraba, qui se réfugia à Bentaba, près de Sigirinfara (Nuga de la rive droite). Il fut sauvé par le chef de Siguiri, Kaimba Magasuba, qui accourut à la rescousse, fut averti de la faiblesse de la troupe adverse, et la battit au marigot de Norikolè 58. Bala réoccupa alors son village et put s'y maintenir, immobile, car les sofas ne traversèrent plus le cours du Digidã.
Les assiégés ne pouvaient donc pas compter sur leurs compatriotes et pourtant ils tinrent jusqu'au bout, en dépit d'une effroyable famine. Samori savait certainement que Misa-Ulé était à Kita où la colonne venait d'arriver et il se décida, contre son habitude, à brusquer les choses, quel qu'en fût le prix. Le 21 février 1882, un brusque assaut des sofas emporta donc la place 59.
Une telle résistance, que l'appel aux Français aggravait singulièrement, appelait un châtiment exemplaire. Tous les chefs furent exécutés, ainsi que de nombreux guerriers. D'après le rapport de Borgnis-Desbordes, il y eut deux cents exécutions et les victimes furent brûlées vives dans de la paille, selon un procédé fréquent en cas de trahison. La tradition affirme cependant que Kulako-Fèrè fut décapité, tandis que le village était détruit et toute la population déportée 60.
Après avoir ainsi répandu la terreur, Samori s'apprêtait sans doute à reprendre sa marche quand, le 26 au matin, il apprit que les Français approchaient. Connaissant leur petit nombre et sans doute désireux d'observer leurs méthodes, il décida de les attendre. La colonne française avait passé la nuit au marigot de Digidã d'où elle était repartie à l'aube, décidée à combattre, en laissant ses bagages avec une faible escorte. A huit heures, le lieutenant Alakaméssa, qui menait l'avant-garde avec 25 hommes et les guerriers de Faraba, surprit deux sofas au marigot Kodyara-Ni. L'un d'eux ayant pu fuir pour donner l'alerte, Borgnis-Desbordes ordonna une halte et plaça le lieutenant Péru en grand-garde sur les collines de Samaya.
Samori réagit très vite. Ignorant la puissance de feu de l'ennemi, il lança en avant sa cavalerie. Vers neuf heures, celle-ci aborda Péru, mais elle essuya les salves des tirailleurs et les premiers coups des pièces de montagne la mirent en fuite après qu'elle ait subi des pertes sensibles 61.
Ce premier heurt avec une troupe manoeuvrant à l'européenne, et surtout l'effet de l'artillerie, durent impressionner Samori et lui montrer qu'il était imprudent d'aborder de front les Blancs. La suite des événements prouve qu'il décida alors de se dérober au choc mais de profiter de sa supériorité numérique pour les harceler.
Toujours est-il qu'après la fuite de la cavalerie ennemie, Borgnis-Desbordes marcha sur Kéñyérã et fit donner son artillerie sur les sanyé de telle sorte que ceux-ci furent évacués successivement, à peu près sans combat 62. La masse des sofas s'était repliée vers le sud et l'est, tandis que Samori lui-même se retirait sur le Fyé au gué de Numuduñ-Dukoro, prêt à passer cette rivière en cas de nécessité.
Borgnis-Desbordes était donc arrivé trop tard et n'avait pu infliger à un adversaire qui se dérobait la leçon qu'il jugeait désirable. Il nourrissait jusque-là de grands projets, car il comptait descendre le Niger jusqu'à Kangaba et punir Mãmbi de ses amitiés samoriennes avant de regagner Kita. Cependant, en raison de la fatigue de sa petite troupe, isolée dans un pays inconnu et hostile, il y renonça soudain et décida de rentrer au plus vite en suivant la même route qu'à l'aller.
Le 26 février, dès 16 heures, la retraite commença donc et elle fut aussitôt harcelée par la cavalerie de Samori que les salves des tirailleurs n'écartaient qu'un instant. Après avoir passé la nuit au marigot Kodyarani, la colonne repartit le 27 pour constater que ses bagages avaient été enlevés à Digidã. Des cavaliers ennemis vinrent alors la défier, revêtus des manteaux rouges pris aux spahis, mais les Français, pressant la marche, parvinrent dans la nuit au Niger qu'ils franchirent aussitôt.
Le 28, soucieux de ne pas donner à sa retraite l'allure d'une fuite, et désireux de laisser reposer ses hommes, le colonel campa sur la rive nord, en face de Faraba, où il renvoya ses spahis en reconnaissance. Le pays était abandonné car, à la nouvelle de la retraite des Français, Bala et ses gens, ainsi que tous les habitants qui restaient dans le Kulibalidugu, s'étaient jetés dans une fuite éperdue. Elle allait les mener d'une seule traite jusqu'à Nyagasola, voire même à Kita, où de longues années d'un exil misérable les attendaient 63.
Le 1er mars, la colonne reprit sa marche vers le nord et campa le soir même an gué du Koba. Le lendemain dès l'aube, le lieutenant de Melville, qui couvrait l'arrière-garde avec les cinq derniers spahis, se trouva enveloppé par une soixantaine de cavaliers commandés par Kémé-Brèma en personne et fut gravement blessé avant d'être dégagé par Alakamessa 64. Le 11 mars, Borgnis-Desbordes retrouva enfin Kita où il put dresser le bilan de ce raid aussi brillant qu'inutile.
Nous reviendrons plus loin sur les conséquences de cette équipée du point de vue des Français. Quant à Samori, l'irruption soudaine des Blancs semble l'avoir surtout incité à hâter la réalisation de ses projets, c'est-à-dire à occuper la vallée du Niger, avant que ces rivaux imprévus ne puissent s'y opposer. S'il avait alors eu l'intention de marcher vers le nord, rien ne l'aurait arrêté avant les murs de Kita, mais il semble bien qu'il n'y songeait nullement et l'agression subite de Borgnis-Desbordes ne le détourna pas de ses projets principaux.
Face aux Français, Samori se contenta donc de prendre des gages sur la rive gauche en mettant la main sur le Séké, le seul des pays d'orpaillage qui n'eût pas encore reconnu son autorité. Marchant sur les traces de Borgnis-Desbordes, il s'installa lui-même au bord du fleuve dans le village abandonné de Faraba. Sa cavalerie, dirigée par Kémé-Brèma en personne, en avait traversé le cours sur les talons de l'adversaire. Elle détruisit sans peine un village du Nuga, Falama, accusé de complicité avec les gens de Faraba, puis elle franchit le Koba à Dyilengbè 65 pour s'enfoncer dans le Séké.
Les Kamara et Magasuba, maîtres de ce kafu, sont de vrais Malinké, et non des Dyalõnké comme les habitants du Burè. Ils étaient bien disposés à l'égard de Samori, car ils avaient rompu un peu plus tôt la vieille alliance qui les unissait aux Kèita de Nyagasola, pour se tourner vers ceux de Kãngaba. Le ralliement de Nakani-Mãmbi les engageait par conséquent, malgré une opposition animée par Kãnténen-Mori Magasuba, le chef de Nafadyi, qui avait commis l'imprudence de bien recevoir les Français et d'accueillir les réfugiés de Faraba. Kémé-Brèma marcha donc contre Nafadyi, où il réclama les fugitifs et comme ceux-ci lui furent refusés, il prit d'assaut le village où périt Kãnténen-Mori. Sinémagã Magasuba, de Mãsala, fut alors nommé chef du Séké, sous la surveillance de deux dugukuñnasigi 66, tandis que Kémé-Brèma, entraînant avec lui les survivants de Nafadyi, rejoignait son frère à Faraba 67.
Samori y séjourna un certain temps en s'employant à régler les affaires du pays et c'est ainsi qu'il reçut la soumission du Nuga. Kaimba Magasuba s'était montré hostile jusque là, mais ses connections avec Kãngaba facilitèrent son ralliement quand il comprit que le conquérant allait rester maître de la région 68.
Comme le Faama voulait couvrir ses arrières avant de s'éloigner vers le nord, il envoya alors une petite colonne sous les ordres de Namori dans le Dyumawañya. Malgré l'aide intermittente qu'ils avaient apporté à Kéñyérã, les Kèita de ce kafu n'étaient pas en état de résister. Ce fut donc une promenade militaire qui mena les sofas à Balãndugu où Kulako-Dèmba but le dègè, puis à Kamaro et à Balãndugu-Ba où Namori s'installa pour surveiller la frontière du Wasulu.
Tout paraissait donc en ordre quand Samori quitta Faraba pour rejoindre à Kaaba ses alliés du Manding. Ce mouvement était à vrai dire l'aboutissement de négociations qui duraient depuis près de deux ans, conformément aux habitudes du conquérant qui n'abordait jamais une région sans l'avoir soigneusement travaillée et s'y être fait des partisans. Il avait toujours su profiter des clivages structuraux des kafu pour s'ouvrir la porte et il répondait, cette fois, à l'appel de Nakani-Mãmbi, le Mãsa de Kaaba.
Les Kèita de Kaaba, qui sont parmi les héritiers des Empereurs du Mali, avaient subi l'hégémonie de Ségou depuis le XVIII siècle, puis s'étaient soumis, sans trop de peine, à El Hadj Omar. Le dernier Mãsa avait cependant rompu avec le fils du conquérant et repoussé plusieurs attaques venant de Nyagasola. Il avait même pris l'offensive contre les Tidyani de Kankan et s'efforçait de maintenir son hégémonie tout le long du fleuve, de Bamako à Siguiri 69, mais une telle entreprise excédait ses forces en raisons des oppositions vigoureuses qu'elle suscitait nécessairement.
Le massif tourmenté des monts du Manding constitue un vaste triangle semi-désert qui partage en deux provinces violemment contrastées le noyau de l'ancien Empire du Mali. Les terres pauvres et rocailleuses du Mãndé, qui s'étendent dans le Nord, de Kita à Niagassola, s'opposent aux vastes horizons du Manding, qui couvrent les riches vallées du Niger et du Sankarani. Malgré cet axe fluvial et sa prospérité relative, cette province méridionale n'avait maintenu aucune unité politique depuis la chute de l'Empire. Chaque lignage noble dominait un kafu autonome, et la prédominance de Kaaba y était seulement rituelle 70. Les hégémonies extérieures transcendaient seules ce morcellement et soutenaient occasionnellement les prétentions d'un Mãsa. Les Toucouleurs avaient maintenu longtemps leur influence sur cette région qui est traversée par la seule route unissant Ségou à Kita et Dinguiraye, celle qu'Agibu avait encore suivie en 1878 pour rejoindre son commandement. Dans l'effondrement général de l'Empire, le contrôle des Toucouleurs se relâchait cependant et tous les litiges se réglaient à nouveau par les armes. Finalement, en 1881, la révolte des Bambara de la rive droite avait éliminé la garnison de Turèla, qui gardait le gué du fleuve, et toute influence de Ségou avait disparu de la région.
Les Kèita de Kaaba n'avaient aucune autorité sur les kafu des monts du Manding, liés traditionnellement à Nyagasola, mais ils restaient, par contre, les maîtres du fleuve. Nakani-Mãmbi avait même réussi à rallier le Séké mais cette apogée avait été brève car, depuis quelques années, privé de l'appui de Ségou, il connaissait les pires ennuis.
Peu avant 1880, il était intervenu aux côtés des Kamara de Bankumana (Séndugu) dans une guerre qui les opposait à Fari-Ulé Kèita, de Kursalé 71. Les alliés communiquaient surtout par eau, grâce aux Somono qui dépendaient de Kaaba, car la route terrestre était dangereuse du fait du chef de Kéñyéroba (Finédugu), Kandé-Mori Kèita, un allié de Kursalé, qui s'efforçait d'intercepter toutes les communications. Il s'agissait là d'une guerre presque rituelle qui visait à humilier mais non à détruire l'adversaire et on se gardait d'attaquer les villages fortifiés, dont on razziait seulement les alentours. Kõndé-Mãsa, fils de Nakani-Mãmbi, s'était ainsi rendu à Bãnkumana avec une petite colonne pour se livrer à quelques escarmouches. Après avoir épuisé sa provision de poudre, il rentrait en pirogue quand, près de Kéñyéroba, les gens de Kandé-Mori tirèrent sur la flottille. Kõndé-Mãsa, blessé, tomba à l'eau et se noya 72.
Nakani-Mãmbi, ulcéré, exigea alors une vengeance exemplaire, mais son attaque hâtive fut facilement repoussée par Kãndé-Mori et Kaaba, qui ne pouvait rien faire sans alliés, mesura vite la régression de son influence. Ses appels ne furent écoutés ni sur la rive droite par Tãmba Traorè, de Mugula, ou Misadyã Konatè du Gbanã, ni par ses anciens vassaux d'amont, comme les Traoré du Kanyogo (Balãsã) ou les Magasuba de Siguiri 73.
La défection la plus grave fut celle du Maramãndugu car ce kafu de la rive droite appartient à la même lignée que Kaaba et avait rarement mené une politique distincte malgré son opposition rituelle 74. La sécession de son chef, chef, Dogodyã, retranché à Figira-Kura, mettait en cause la survie politique de Mãmbi.
Celui-ci se tourna donc vers Samori à la fin de 1879 ou au début de 1880. Son premier envoyé, Tyèkura Konatè, qui se rendit à Bisãndugu au moment où le conquérant préparait l'attaque de Kankan et de Madina 75, lui offrit 200 gros d'or (Métikaalé, 4 grs 50) pour aider le Mãsa à écraser ses ennemis. Cet appel cadrait trop bien avec les projets de Samori pour qu'il le repoussât, mais il répondit qu'il viendrait seulement après en avoir fini avec les Sisé. Pour marquer que cet engagement était sérieux, il accepta, en attendant, d'épouser l'une des filles de Mãmbi. Quelques mois plus tard, à la fin d'avril ou début de mai 1881, vers l'époque de la chute de Kankan, les interprètes de Borgnis-Desbordes se présentèrent à leur tour à Kaaba 76 et Nakani-Mãmbi aurait alors signé l'un des bizarres « traités de protectorat » qui caractérisent cette phase de la colonisation européenne en Afrique Noire 77. C'est sur ce document qu'allaient se fonder les accusations répétées de parjure et traîtrise que portèrent les responsables français contre le Mãsa de Kaaba 78, mais elles sont abusives car il semble certain qu'il n'y eut jamais de traité au sens matériel de ce mot. Quand le Sénégal en réclamera l'original pour transmission au Département en vue d'une promulgation par décret, on retrouvera en effet ceux de Bamako (27 avril) et du Burè (8 mai) mais non celui du « Bas Manding », en dépit des recherches fiévreuses du commandant de cercle de Kita 79. En désespoir de cause, ce dernier écrira au gouverneur qu'il y avait eu sans doute un simple « accord oral » entre Mãmbi et les interprètes 80. Le plus vraisemblable est en effet que le chef de Kaaba, qui était toujours aux abois et s'impatientait des retards de Samori, reçut aimablement les deux Sénégalais et les abreuva de bonnes paroles sans s'imaginer qu'il engageait son destin.
Ses hôtes ont certainement prétendu à leur retour qu'ils avaient conclu un accord quelconque, mais il ne semble pas qu'ils aient fait un rapport écrit de leur mission, aussi ignorons-nous comment ils présentèrent la chose. Borgnis-Desbordes s'en contenta et estima qu'il y avait traité, mais il était parfaitement conscient des liens déjà noués entre Samori et Nakani-Mãmbi puisqu'il nous dit que ce dernier « envoya un serviteur, le [Samori] prévenir qu'il traitait avec nous et l'engageait à en faire autant ».
Si Mãmbi ne repoussait pas les avances des Français, il ne renonçait pas pour autant à l'aide de son gendre. Ne voyant rien venir, il envoya de nouveau Tyèkura à Samori, sans doute à l'extrême fin de 1882, puisque la rencontre eut lieu sous les murs de Kéñyérã. Cette fois-ci, le Faama annonça qu'il viendrait incessamment, dès qu'il aurait pris le village, et il avait désormais un motif puissant pour tenir parole.
En effet, depuis le début du siège de Kéñyérã, Daye Kaba et ses hommes avaient été reçus à Figira-Koro par le Mãsa Dogodyã Kèita. Ce dernier suivait certainement avec inquiétude le resserrement de l'alliance entre Kaaba et Samori, et il avait naturellement accueilli les ennemis du conquérant. Il attirait ainsi la foudre sur sa tête.
En mars 1882, dès qu'il fut certain que Borgnis-Desbordes s'était définitivement replié sur Kita, Samori quitta Faraba pour rejoindre son nouveau vassal à Kaaba 81. La colonne descendit la rive droite et traversa le fleuve à gué dès son entrée dans le Minidyã, entre Lèda et Bãnko-Koro. Elle marcha rapidement par Banankoro et Balãsã pour entrer à Kaaba où Mãmbi l'attendait.
Samori donnait cependant la priorité à ses propres affaires, si bien qu'il décida d'en finir d'abord avec Day. Les gens de Kémé-Brèma et la cavalerie d'Arafã traversèrent le fleuve au port de Kaaba sur la flotte de pirogues que les Somono de Mãmbi avaient rassemblée. Figira-Kura fut pris d'assaut dans la journée et Dogodyã mis à mort. Il avait été trahi par un parent, Ba Kèita, qui était favorable à Màmbi et lui livra une porte du tata. Samori fut pourtant profondéaient déçu car Day et ses hommes avaient encore pu s'échapper. Emmenant avec eux quelques Kèita, dont Dyola, le fils de Dogodyã, ils parvinrent à traverser le pays Bambara insurgé et à gagner Ségou où Amadu leur fit bon accueil 82. Ils se trouvaient ainsi à l'abri, mais désormais trop éloignés pour être nuisibles au conquérant.
Daye avait failli être pris mais il s'était dégagé au galop, poursuivi par les cavaliers d'Arafà, qui l'avait déjà laissé échapper à Baté-Nafadyi, l'année précédente. Ce fameux griot fut alors soupçonné de complicité avec les Kaba et interrogé par Samori en personne. Comme il ne parvenait pas à se disculper clairement, il fut livré à Kémé-Brèma qui le fit décapiter sans autre forme de procès 83.
Il restait à prendre en main le pays et Samori se décida enfin alors à venger son allié. La colonne, revenue sur la rive gauche, marcha sur Kéñyéroba qu'elle enleva et détruisit après une courte résistance. Les vaincus furent ramenés à Kaaba où Samori les livra à Mãmbi qui n'hésita pas à faire mettre à mort tous les hommes pubères 84. Une garnison samorienne, sous les ordres de Famako, s'installa à Bãnkumana pour surveiller la région et étendre la zone conquise en direction des monts du Manding 85.
Après cette terrible exécution, il restait à tirer vengeance des Traoré et Konatè de la rive orientale, qui étaient complices des vaincus. Samori ne demandait pas mieux, car il pouvait amorcer ainsi une marche vers l'est à travers les pays récemment abandonnés par les Toucouleurs. La colonne s'embarqua à nouveau an port de Kaaba et traversa le Sãnkarani au gué de Manikura. Les villages de Gwala et Bala, dans le Gbanã furent détruits sans peine, ainsi que Nyagadina, capitale du Mugula, où périt le chef, Tãmba Traorè. Misadyã Konatè, le Mãsa du Gbanã, s'était solidement retranché à Kuruba, mais il fut tué quand ce village tomba après quelques semaines de siège 86.
Les principales oppositions étant ainsi réduites, Samori selon son habitude, organisa une grande palabre de soumission. Il ne la tint pas à Kaaba, mais assez loin en amont, sur le chemin du retour. Accompagné de Mãmbi, il avait traversé le fleuve à Banãnkoro et s'était installé à Samaya, sur la rive droite, à la limite méridionale du Minidyã. C'est là qu'il séjourna quelques semaines, convoquant tous les chefs de la région pour leur faire boire le dègè et trancher leurs litiges. En direction des monts du Manding, les Kèita de Karã, Kéñyéba et Nugani 87 étaient déjà soumis à l'influence de Mãmbi et ils obtempérèrent de bon gré. Ceux du Yèrèbèté, dont les villages s'échelonnent au pied de la falaise abrupte du massif, firent plus de difficultés, mais ils étaient fort divisés. Fadaba Kèita, de Narèna, qui était le plus influent, demeurait inflexible, mais son frère Mamadi rendit visite à Samori. Pour en finir, le conquérant leur envoya un bolo détaché de la colonne de Kémé-Brèma, sous les ordres d'Aminata-Dyara. Celui-ci fut reçu à Kéñyéba, mais quand il se présenta devant les solides fortifications de Narèna, on lui en ferma les portes. Il n'osa pas risquer une attaque de la place et rentra humilié chez son maître.
Cette fois il y avait une offense à venger. Kémé-Brèma s'en chargea, avec tout son monde, mais il trouva Narèna évacué, Fadaba s'étant retranché sur les sommets difficiles du Kinyéma-Kuru. Kémé-Brèma alla l'y relancer et réussit à le tuer, mais une grande partie des habitants de Narèna et de Kinyéma s'enfuirent à Sirakoro, dans le Kinyéba-Koñgo, au coeur des montagnes, où il était difficile de les poursuivre. Les autres se soumirent, avec Mamadi, et leur exemple fut suivi par les gens de Balãn-Kumakhana 88.
Kémé-Brèma rentra aussitôt pour rejoindre son frère à Samaya, tandis qu'Aminata-Dyara poussait une reconnaissance sur la piste de Nyagasola jusqu'aux frontières du Mãndé du Nord
Comme les gens du Bakamã fuyaient sans résister, cette colonne eut l'imprudence de les poursuivre dans les montagnes du Sobara. Elle subit alors un grave échec près de Kolèna où elle se trouva coincée dans une gorge étroite et accablée par les rochers qui dévalaient du sommet 89.
Cette défaite ne devait pas être vengée, car la saison qui s'avançait rappelait Samori vers le sud. L'approche des sofas faisait pourtant régner l'affolement chez les Kèita de Nyagasola et le chef Toucouleur de Murgula avait même, selon Piétri, incité Samori à marcher sur Kita. Il est sûr qu'Abdallah souhaitait ardemment être débarrassé du voisinage des Français, mais il n'est pas moins certain que Samori n'avait nullement l'intention de frapper dans cette direction, ce qui rend ce renseignement fort peu vraisemblable. Pietri semble s'être laissé « intoxiquer » en l'occurrence par les nouvelles extraordinaires que colportaient comme d'habitude les dyula.
Samori utilisa en outre son séjour à Samaya pour amorcer son expansion vers l'est. Loin d'aider les Toucouleurs, il s'apprêtait en effet à rogner leurs domaines en profitant de la révolte bambara qui triomphait alors autour de Tadyana. Ce n'était pas son seul objectif car il prenait aussi des contacts avec le parti « Maure » qui dominait à Bamako, où la menace française n'était pas encore évidente. Des complications qui survinrent alors au Wasulu allaient cependant l'obliger à écourter ces assises diplomatiques et à revenir à l'expansion militaire.
Vers la fin de mai ou le début de juin 1882, Samori quitta Nakani-Mãmbi à Samaya et prit la route du Sud avec toute son armée 90. Pour sa part, il allait rejoindre Bisãndugu où des options décisives l'attendaient, mais il avait des tâches plus urgentes à confier à Kémé-Brèma, dont la colonne s'était grossie des contingents levés dans le Mãnding. Il avait en effet chargé son frère de gouverner les nouvelles conquêtes du Nord et de contrôler les routes commerciales qui menaient vers le Sahel, mais il lui demanda d'abord de l'accompagner dans le Sud. Il avait en effet appris que les Wasulunké menaçaient ses arrières et il voulait s'en débarrasser avant d'aborder des tâches plus urgentes.
On a vu qu'après la chute de Kéñyérã, la colonne de Samori avait occupé le Dyumawañya et était demeurée en observation sur le Sãnkarani. Au-delà de ce fleuve, le calme régnait depuis plus de cinq ans, après que Bintu-Mamadu Turè ait fui à Ségou après avoir tué Adyigbè. Personne n'avait cependant remplacé le puissant Dyakité et le Wasulu, retombé dans son ancien état de division, ne paraissait plus redoutable. Samori le considérait comme une proie à prendre mais il ne se pressait pas puisqu'aucun rival ne semblait pouvoir le précéder 91. Ses étroites connections avec les Fula du Konyã lui offraient ici une voie d'approche, et il avait jadis fréquenté ce pays d'où venaient beaucoup de ses partisans. Le plus remarquable était déjà, sans doute, le jeune Mamudu Bagayogo, originaire de Koloni, dans le Bolu, un ancien captif d'Adyigbè qui avait rejoint volontairement Samori à la mort de son patron. Il s'était vite fait remarquer sous le nom de Bolu-Mamudu, et combattait alors sous les ordres de Kémé-Brèma 92.
Adama-Tumani Dyakité, qui avait remplacé son frère Adyigbè à Dyalakuru, dans le Dyétulu, gardait une certaine importance grâce à sa cavalerie puissante et bien armée. Le Dyõndugu, derrière le Sãnkarani, dépendait directement de lui. Les autres kafu étaient par contre très divisés. Dans le Dyalõfula, les villages du fleuve, qui suivaient Wélendè-Burã Sidibé, de Komisana, se trouvaient en rivalité avec Moriba, de Gwèlèniñ-Koro.
Si nous considérons à présent le vaste Ba-Sidibé, on constate qu'il est scindé en deux par le fleuve Balé. Dans l'ouest, l'homme influent était Filifèmbu Sidibé, de Dyèlifiñ, d'ailleurs très vieux et impotent. Son rival était Maghada Sidibé, de Yanfolila, qui s'était imposé durant la guerre de Bintu-Mamadu. Plus au sud, le Gbãndyagha était mené par un guerrier énergique, Sãmba Sidibé, de Solomanina, et le Sanãfula par Malédyã Dyallo, de Lénsoro, cet héritier de Ködyé-Söri qui, l'année précédente, avait abandonné Sérè-Brèma à Worokoro.
Quant à l'immense Gwanã, il ne s'était pas encore relevé des massacres de Bintu-Mamadi.
Les débris de sa population étaient concentrés à Fulabula, sous les ordres de Yorogbè Dyallo, tandis que l'indigne Namakoro Dyakité demeurait toujours en exil. Tout au sud, enfin, le Kusã se reconstituait lentement autour de Tyékoro-Moro de Sangarèdyi.
Le regroupement des forces diffuses de ce vaste pays devait assurément inquiéter Samori. En dépit de leur vieille hostilité à l'égard des Sako et des Kulibali, les chefs les plus proches du Sãnkarani n'étaient guère favorables au nouveau conquérant. Siradyuba, dans le Dyalõfula, s'était cependant rallié dès la chute de Kundyã et avait envoyé un contingent au siège de Kéñyérã. Cet exemple avait entraîné Wélèndè-Burã, chef de Komisana et avec lui tout le Dyalõfula occidental, mais le mouvement ne s'était pas étendu plus loin.
Les résistances se cristallisaient surtout autour d'Adama-Tumani, qui bénéficiait encore du prestige de son frère Adyigbè. Il avait réussi à former une coalition qui groupait autour du Dyétulu le Dyalõfula oriental, ainsi que tout le Ba-Sidibé et le Gbandyagha. Dès la chute de Kéñyérã, ces kafu avaient concentré leurs guerriers, avec une forte cavalerie, autour de Kabaya (Dyalõfula), près du Sãnkarani. Pendant le séjour de Samori dans le Manding, ils avaient razzié le Dyumawañya que Namori était impuissant à défendre, et menacé Komisana qu'ils accusaient de trahison. Il ne semble pas qu'ils aient nourri des intentions agressives très nettes, mais Samori ne pouvait laisser subsister une force aussi importante à proximité de ses nouvelles conquêtes. L'annexion du Wasulu figurait d'ailleurs certainement à son programme et seul l'ordre des priorités l'avait retardée jusque là. L'opération paraissait donc assez importante pour que Kémé-Brèma se dérangeât avec toute sa colonne, mais il convenait de retenir celle-ci le moins longtemps possible à l'écart du Niger.
Samori laissa donc Masarã-Mamadi rentrer à Damisa-Koro, tandis que lui-même s'engageait dans la vallée du Fyé avec Kémé-Brèma. Les deux frères se séparèrent près des ruines de Kéñyérã, d'où le Faama regagna Bisãndugu par Kunadugu, tandis que son frère partait à la conquête du Wasulu, ou du moins de ses fractions les plus proches. Kémé-Brèma franchit le Sãnkarani et s'installa chez Wéléndè-Burã, à Komisana, mais sa grosse colonne encombrait le village et il la poussa bientôt en avant jusqu'à Kabaya. Adama-Tumani, prudent, avait fait reculer les coalisés derrière la rivière Dyabã où ils s'employaient à fortifier le gué de Kokoro. C'est là que les Samoriens allèrent les attaquer et les écrasèrent complètement après quelques heures de combat 93. Les survivants, dont Adama-Tumani, s'enfuirent alors en tous sens pendant que Kémé-Brèma traversait le Dyabã et installait son quartier général à Fugatyé. Le vainqueur envoya alors des messages conciliants à ses ennemis pour leur offrir de se soumettre dans de bonnes conditions. Il promettait de ne pas interférer dans leurs coutumes, de ne pas exiger leur conversion à l'Islam, et de les laisser fabriquer du dolo, au même titre que Nakani-Mãmbi. Ils auraient donc seulement à donner des jeunes combattants pour renforcer la colonne. Adama-Tumani ayant accepté ces exigences, la plupart de ses alliés l'imitèrent, notamment ceux du Dyalõfula et du Ba-Sidibé, qui vinrent boire le dègè en sa compagnie 94.
Des résistances subsistaient cependant, la plus résolue étant celle de Sãmba Sidibé, le chef du Gbãndyagha qui refusait toute relation avec les Musulmans. Dans le Dyétulu même, Sotigimalé Sangarè refusait d'écouter Adama-Tumani et fortifiait son village, Sotigimaliila. Le Sanãfula, qui n'avait pas participé à la coalition, se joignait à présent à Sãmba, tandis que le Gwaña trop affaibli, demeurait sur la réserve.
Kémé-Brèma renonça à attaquer ces obstinés. Le principal danger était écarté et la région la plus riche du Wasulu se ralliait. Comme les pluies approchaient, le Kèlètigi avait hâte de gagner le Nord où des tâches importantes l'attendaient. Il se contenta donc d'envoyer Bolu-Mamudu avec quelques hommes, dans son kafu natal pour travailler au ralliement de la région. Il laissa aussi à Fugatyé une forte garnison 95 pour surveiller le Gbãndyagha, puis il entreprit de descendre le Sãnkarani avec son armée. Il s'arrêta un moment au gros marché de Kãngarè 96 situé au confluent du Balé, et c'est là qu'il reçut la soumission des principaux chefs du Gbaya 97.
Kémé-Brèma pénétra ensuite dans le Tyakadugu car il avait décidé de s'installer à Faraba, chez le chef Nara Dumbya 98. Il construisit aussitôt un grand sanyé à l'ouest de ce village qui allait servir pendant dix ans de quartier général à l'armée du Nord. Le frère de Samori lui-même y résidera jusqu'à la guerre de Sikasso où il trouvera une mort tragique.
Cette implantation avait certainement été décidée durant le séjour
du conquérant à Kaaba où Nara lui avait présenté sa soumission. Le village de ce chef, situé près du confluent du Niger et du
Sãnkarani, surveillait la rive gauche du fleuve et surtout permettait de regarder vers le nord-est. Son choix, de préférence à Kaaba, montre clairement que Samori n'avait pas l'intention de s'étendre vers le Haut Sénégal. La logique de son dessein le dirigeait vers le Sahel où aboutissaient les routes commerciales qu'il contrôlait déjà depuis la Forêt. Pour avoir un accès direct aux grands marchés du Nord, et particulièrement à Banamba qui fournissait la plupart des chevaux nécessaires à sa remonte, il lui fallait ouvrir un
créneau sur le Niger à l'est des monts du Manding. Il visait donc certainement le secteur situé entre Bamako et Koulikoro, où la plupart des Dyula traversaient le fleuve et où s'arrêtaient les caravanes de chameaux descendant du Nord. Cela l'opposait inévitablement aux Toucouleurs qui tenaient toujours la rive droite alors que les relations de Samori avec Amadu ne cessaient de s'aggraver depuis l'intervention malheureuse du Sultan en faveur de Kankan.
Au moment où Samori occupa le Manding, la situation sur la rive
droite avait cependant évolué en sa faveur car il s'y était créé
un vide qu'il pouvait combler à condition d'agir sans retard.
Le domaine des Toucouleurs venait en effet de subir un nouveau démantèlement. Aucune grande formation politique n'ayant jamais existé entre Niger, le Bani et Bagoé, cette région avait généralement reconnu l'hégémonie des Empereurs Bambara de Ségou. Les Toucouleurs n'ayant pas eu le temps de consolider leur Empire avaient cependant été incapables de s'y substituer. Abandonnant à eux-mêmes les groupements sans cohésion du Baninko 99, ils s'étaient bornés à contrôler le couloir Niger-Bani jusqu'au confluent du Sãnkarani. On a vu que cette route assurait leurs communications avec Murgula et Dinguiraye et ils la tenaient encore en avril 1881, lors du retour de Gallieni 100.
Un an après, quand Samori occupa le Manding, il découvrit une situation toute nouvelle, car une révolte venait de balayer la garnison de Tadyana, et les communications de Ségou avec l'Ouest étaient définitivement rompues 101. La tradition nous dit que cette insurrection fut motivée par des enlèvements abusifs, mais cette explication n'est pas suffisante car les excès des Toucouleurs n'étaient pas des faits nouveaux. Si la révolte a éclaté précisément en 1881, il est vraisemblable que le passage de Gallieni et l'occupation de Kita avec, en contrepoint, la chute de Kankan, n'y furent pas étrangers. Les Bambaras vaincus, ont dû avoir le sentiment que la puissance de leurs oppresseurs touchait à sa fin de telle sorte qu'ils réagirent au premier prétexte.
Quoi qu'il en soit, c'est au moment de la récolte, vers novembre 1881, que les percepteurs d'impôts Toucouleurs furent chassés par les Samaké de Dyalakoroba 102. Daba, chef de la garnison de Tadyana 103, attaqua aussitôt ce village mais il se heurta à la coalition de tous les Bambaras de la région et dut se retirer eu hâte. La révolte s'organisa alors sous la direction du principal maître de la terre Fotigi Samakè de Sidu (Dyitumu), qui jouissait d'une grande autorité morale.
Daba avait demandé du secours et un détachement de cavalerie lui fut envoyé par Bénãnko Dyaora qui commandait les Toucouleurs de Dyumãsana. Le Kèlètigi se crut alors capable d'en finir avec la révolte et commit l'imprudence de quitter l'abri des murs de Tadyana pour construire un sanyé sur la colline de Gbiriñkumba, deux kilomètres à l'est de Dyalakoro. Après un long siège inutile, les Bambara effectuèrent une sortie avant le lever du jour et surprirent les Toucouleurs dont ils firent un grand massacre. Ce fut certainement un désastre car Daba y fut tué et Tadyana tomba sans combat entre les mains des rebelles 104.
La victoire de ceux-ci risquaient d'être éphémère car de fortes garnisons Toucouleures subsistaient, non loin de là, à Dyumisana et, sur le fleuve, à Guni, en face de Koulikoro. Une partie des kafu voisins n'avaient pas participé au mouvement et ils se cantonnaient dans une prudente expectative. Une contre-offensive toucouleure était donc possible et si des renforts venaient de Ségou, les insurgés se trouveraient en grand danger. On comprend alors qu'ils se soient tournés vers les premiers sauveurs venus, en l'occurrence les Samoriens, qui venaient d'entrer en scène.
Dès l'arrivée de Kémé-Brèma à Tyakadugu-Faraba, Foligi Samakè envoya donc une délégation pour lui offrir sa soumission et lui présenter en cadeau de bienvenue les nombreux chevaux qu'avaient perdus les Toucouleurs à Gbirinkumba.
Ce ralliement, sans doute préparé par les gens de Kaaba, comblait les voeux de Samori : il lui permettait d'annexer une portion de l'Empire Toucouleur et d'ouvrir les routes du Sahel sans avoir à tirer un seul coup de fusil et sans affronter ouvertement Amadu. Kémé-Brèma plaça aussitôt une garnison dans le tata de Tadyana et envoya une patrouille reconnaître le gué de Koulikoro.
Le frère de Samori termina ensuite l'hivernage à Faraba sans combattre, mais non sans étendre son influence en aval du fleuve. Manãmba-Kumba Dumbya, le chef du Soro, que la révolte Bambara venait de débarrasser des Toucouleurs de Turèla, présenta aussitôt son ralliement. Plus important encore fut celui du riche Bolé, dont le chef, Ngolo Kulibali, de Sèni, vint en personne boire le dègè à Faraba et ravitailla largement la colonne 105.
Par le Bolé, Kémé-Brèma se trouvait dès lors directement en contact avec Bamako. Il poursuivit certainement les relations amorcées avec le parti « Maure » de la ville dont nous verrons qu'il préparait déjà l'occupation. Dans l'immédiat, il se contenta cependant d'une action diplomatique car son frère l'appelait à nouveau à combattre dans le sud. Vers la fin de l'hivernage, il quitta Faraba pour aider Samori à liquider les derniers réfractaires du Wasulu.
Le conquérant avait passé les pluies à Bisãndugu et à Sanãnkoro, où il préparait sa prochaine campagne qui n'était nullement orientée vers le nord, comme le craignaient les Français, mais exclusivement vers le sud. En effet, alors que sa puissance s'étendait déjà loin en aval sur le Niger une grande partie du Konyã lui échappait encore, et par là même plusieurs des grandes routes qui menaient à la Forêt. Une fois Daye Kaba définitivement écarté et Kémé-Brèma installé face au nord, le Faama devait nécessairement se retourner contre Saghadyigi, dont l'existence empêchait la stabilisation de l'Empire.
Cette grande opération n'était pourtant possible qu'après l'élimination des opposants du Wasulu, qui s'interposaient encore entre Bisãndugu et Faraba. Samori décida de lancer contre eux, sans attendre la baisse des eaux, une attaque convergente de Kémé-Brèma et de Manigbè-Mori. Ce dernier demeurait depuis près de deux ans l'arme au pied à Gbèlèba, pour surveiller les mouvements de Saghadyigi. Son intervention permettait de prendre à revers les principaux résistants du Wasulu méridional, qui étaient alors Sãmba Sidibé, de Solomanina et Malédyã Dyallo, de Lensoro.
Kémé-Brèma rejoignit donc la garnison de Fugatyé, dans le Ba-Sidibé, et remonta la rive occidentale du Balé 106 jusqu'à Kalako où les gens du Gbãndyagha s'étaient concentrés. Ce village fut pris rapidement et Samba s'enfuit à Silatogo-Satana, près de Bougouni. Ses compatriotes, dirigés par Satigi-Numã Sidibé 107 firent leur soumission et Kémé-Brèma les envoya boire le dègè à Sotigimaliila dont Samori venait de s'emparer.
Le Faama s'était mis en marche en compagnie de Manigbè-Mori, qui l'avait rejoint à Worokoro, dans le Sabadugu. Il avait traversé le fleuve à Nyako pour s'avancer contre Sotigimaliila où les gens du Sanãfula s'étaient concentrés 108 et autour duquel il construisit plusieurs sanyé. Le moral des assiégés était médiocre car les vivres manquaient, les récoltes n'étant pas encore faites 109. Après une semaine où, selon d'autres, un mois, Malédyã et Nãnténen-Malalu Dyallo s'enfuirent avec les gens du Sanãfula, en abandonnant la place à son sort. Samori fit alors décapiter le chef, Sotigimalé Sangaré, avec tous les notables et les hommes en état de porter les armes, tandis que le village était rasé au sol.
Après cet exemple terrible, Nãnténen-Malalu se soumit avec la plus grande partie du Sanãfula, mais Malédyã refusait toujours de se rendre. Il ne semble pas que ce fut par obstination, mais parce qu'il craignait pour sa tête, en dépit des promesses du conquérant. Après avoir évacué Lènsoro, il s'était retiré à Dyifwa, près du Sãnkarani, avec son parent, Nyamakoro-Boro DyalIo, qui était alors le Mãsa du Sanãfula.
Samori avait hâte d'en finir et il marcha droit sur Dyifwa 110 en proclamant qu'il serait clément si ses adversaires se soumettaient et se convertissaient à l'Islam. Malédyã se décida alors à capituler et à boire le dègè. Toutes les résistances s'étaient ainsi effondrées en quelques semaines, les deux colonnes opérèrent leur jonction dans le Gbãndyagha, à Bèrèbugula, et Samori y tint une grande palabre pour réorganiser la région 111.
Les soumissions affluèrent de toutes parts. Yorogbè Dyallo apporta celle du Gwanã et Tyèkoro-Moro Sãngarè celle du Kusã. Le mouvement s'étendait même vite au-delà du Wasulu proprement dit car, durant tout l'hivernage, Bolu-Mamudu, basé sur Koloni, avait multiplié les tournées de propagande avec beaucoup de succès. Par crainte, mais aussi par désir de participer au pouvoir qui s'organisait, les pays Bambara et Fula du Baulé et du Bafiñ étaient prêts à se rallier. Le châtiment de Sotigimaliila effaça leurs dernières hésitations et Bolu-Mamudu annonça à Samori que leurs délégations allaient venir le trouver 112. Le Faama était trop pressé pour les attendre, mais il leur ordonna de préparer une levée de jeunes guerriers et de le suivre pour prêter serment à Sanãnkoro. Pour prouver leur loyalisme, il leur demandait de se joindre à la grande armée qui allait attaquer Gbãnkundo pour couronner la construction impériale.
Vers la fin de 1882, Samori et Manigbè-Mori quittèrent donc Bèrèbugula 113 pour préparer cette grande guerre, tandis que Kémé-Brèma rentrait paisiblement à Tyakadugu-Faraba.
Le frère de Samori voulait lui aussi exploiter l'effet psychologique de ces nouveaux succès. Il semble d'ailleurs qu'il avait déjà posé des jalons, durant son premier séjour à Faraba, parmi les Bambara, fort désunis, des vallées du Banifiñ et du Baulé. Pour ceux du Banã, ce territoire triangulaire qui occupe le confluent des deux fleuves, la chose est même certaine.
Les minuscules kafu du Banã avaient cessé de payer tribut à Ségou depuis l'arrivée des Toucouleurs. Amadu les avait longtemps négligés mais, depuis quelques années, à chaque saison sèche, sa cavalerie traversait le Banifiñ et venait razzier le pays 114. Bandyugu Koné, chef du Bameledugu avait été ainsi capturé peu auparavant et mis à mort à Ségou.
La révolte des Samakè apportait un soulagement au Banã et c'est par l'intermédiaire du chef Fotigi que Kémé-Brèma lui fit bientôt des avances. Il offrit aux Bambara sa protection contre les Toucouleurs s'ils acceptaient de se soumettre à des conditions très modérées, sans conversion à l'Islam, et avec la seule obligation de livrer du ravitaillement. Le chef le plus belliqueux du Banã, Sirama Nyëmbélé, de Tyenra n'hésita pas à accueillir ces offres et ses compatriotes lui reprocheront plus tard d'avoir « appelé les sofas ».
Plus à l'ouest, les kafu de la route Bamako-Bougouni étaient beaucoup plus accessibles et les dyula y avaient de nombreux amis. Les Toucouleurs n'étaient pas venus dans la région depuis leur intervention pour dégager Bintu-Mamadu et le pays, qui avait beaucoup souffert de cette guerre, paraissait peu désireux de risquer de nouveaux malheurs.
Cette vaste région peuplée était donc à prendre, mais un déploiement de forces s'imposait pour convaincre les hésitants. C'est vraisemblablement à son retour du Gbãndyagha, vers novembre ou décembre 1882, que Kémé-Brèma quitta Faraba avec une petite colonne et marcha vers l'Est. Il s'arrêta à Kèlèya, où il reçut l'hommage des Bagayogo, tandis que Namori et Sèdu allaient à Sido, dans le Dyalakadugu, où fut proclamé le ralliement du Satana et du Nafanãndugu 115. Tout s'était donc passé sans incident. Kémé-Brèma rentra à Faraba après avoir installé Namori à Sido et il envoya Woyo Dyallo construire un sanyé à Karatala dans le Tinkadugu, pour surveiller le Banã. Woyo devait convaincre les Banãnké qu'il était de leur intérêt de se soumettre et il y parvint finalement grâce à Sirama. Une nombreuse délégation où figuraient tous les kafu du pays le suivit à Faraba et ils y burent le dègè en présence de Kémé-Brèma.
Le frère de Samori avait ainsi étendu son domaine autour de Faraba, presque sans avoir à combattre. Son objectif essentiel demeurait cependant le contrôle des routes du Sahel, aussi loin que possible vers le nord, et de ce côté beaucoup restait à faire.
Il fallait avant tout occuper sur le Niger les passages qu'empruntaient les caravanes en route vers Banãmba ou Murdya. Pour les Dyula remontant du Konyã, du Wasulu ou du Kabadugu, ces gués commençaient à Bamako, à la limite des monts du Manding, qui ferment l'horizon plus à l'ouest et s'échelonnaient vers l'aval jusqu'à Koulikoro et Dina. L'objectif minimum était donc la conquête d'un créneau sur la rive droite, entre Bamako et Koulikoro. Le gué de cette dernière ville était gardé par la garnison Toucouleure de Guni, et, pour l'atteindre, Kémé-Brèma devait traverser trois kafu qui n'avaient pas encore répudié la souveraineté de Ségou, le Muntugula, le Mégétana et le Mõmfa 116. Il risquait ainsi un conflit ouvert avec les Toucouleurs, que la bienheureuse révolte des Samaké avait jusque là permis d'éviter. Cette perspective n'était pas susceptible d'effrayer Samori, dont les relations avec Ségou s'étaient de toute façon détériorées, mais il s'agissait d'une affaire importante qu'il ne pouvait engager à la légère, alors que Saghadyigi n'était pas encore réduit.
En cas de succès, il est d'ailleurs probable que Samori ne se serait pas contenté des gués du fleuve mais qu'il aurait étendu son autorité jusqu'à Banamba. La chose n'allait pas de soi car, s'il n'y avait aucun Toucouleur pour s'opposer à lui sur la rive gauche, les Béléri qui la tenaient n'étaient pas moins redoutables. La tradition nous dit qu'il leur envoya des dyula pour se les concilier en faisant valoir son hostilité à Amadu. Si le fait est exact, on voit que le conquérant jouait spontanément la même carte que les Français. Il est en tout cas certain qu'il s'employait à se créer un parti chez les Bambara du Nord, comme le prouve l'activité de Ngolo Traoré, un enfant du Ntosomana, qui combattait alors sous les ordres de Kémé-Brèma.
Quoi qu'il en soit, pour que l'offensive samorienne puisse se développer sur la rive nord du fleuve en contournant les Toucouleurs, Kémé-Brèma avait à remplir deux tâches préalables : désarmer son flanc gauche en soumettant les dissidents des monts du Manding et occuper Bamako.
On ne saurait douter que l'annexion de cette ville ait figuré à son programme. Evidemment, faute d'instructions écrites à étudier, nous sommes réduits à commenter le comportement des acteurs. Le doute n'est pourtant pas permis, car Samori a déployé ici son fameux talent de mise en condition des pays à conquérir. Le développement méthodique de sa propagande et l'organisation d'un parti favorable ont même pris dans ce cas une allure exemplaire.
A Bamako, la propagande devait viser avant tout les milieux commerçants. Le gros marché de Mungo-Park était devenu une bourgade misérable dont l'aspect avait consterné Gallieni. Ce petit kafu avait grandi sous la tutelle des Empereurs de Ségou, grâce à un site favorable, au point où les monts du Manding font converger vers le fleuve toutes les routes du Sahel. C'est à partir de son gué que les itinéraires de la rive sud éclatent en direction du Burè, de Kankan-et du Konyã, ou encore vers le Worodugu. Ces courants déjà anciens expliquent l'installation de la grande famille des Turè qui était d'ascendance Sarakholé ou Dyula, malgré quelques ancêtres « Maures » et en dépit de l'étiquette que lui ont collé les Français. Le commerce n'était d'ailleurs pas le monopole de ces musulmans puisque le futur chef, Titi, qui était un Nyarè, en principe animiste, avait fréquenté Freetown à l'époque de sa jeunesse.
La conquête Toucouleure avait compromis cette prospérité. Bamako avait payé tribut à El Hadj Omar, quoiqu'en disent les auteurs français, mais seulement durant quelques années et pour des raisons qui ne sont pas douteuses. Si nous négligeons en effet le commerce à longue distance, pour considérer des échanges de moindre ampleur, nous constatons que cette ville était la fenêtre du Bélédugu sur le Niger. Trop étroitement liée au Béléri pour faire bande à part, elle les avait suivis dans leur révolte à la mort du conquérant. Amadu ne s'était jamais trouvé en état de la menacer sérieusement, mais Bamako, coupé du Sahel par l'anarchie Bambara, et bloqué vers l'est et le sud par les pays Toucouleurs, avait vu dépérir sa vie commerciale. La plupart des caravanes se détournaient vers le Haut Sénégal ou bien le Bani, et c'est seulement en direction du « Haut Fleuve » qu'un peu d'activité subsistait. On comprend que les alliés des Béléri aient accueilli d'un bon oeil la dislocation de l'Empire Toucouleur. Si le fils de Karamogho Bilé se présenta à Gallieni en 1879, à Bafoulabé, ce n'était pas pour le plaisir de guider les Français au Niger, mais probablement pour rouvrir la route commerciale de Saint-Louis. Les gens de Bamako avaient d'ailleurs réagi comme leurs alliés Bambara à l'attitude ambiguë des Français envers les Toucouleurs. Après l'affaire de Dyo, ils avaient accueilli Gallieni avec la plus grande réserve, et le Docteur Ballay dut renoncer à s'installer parmi eux.
Cette méfiance céda un peu en 1881 quand la fondation de Kita fit croire à l'arrivée imminente des militaires, mais le traité de Nyako renforça aussitôt les soupçons d'une collusion avec les Toucouleurs. Le traité de protectorat du 27 avril n'en fut pas moins conclu, mais on peut affirmer, comme toujours en pareil cas, que les signataires n'avaient pas conscience de renoncer à leur souveraineté.
Les Français étant venus à deux reprises à Kita sans pousser jusqu'au Bélédugu, beaucoup en avaient d ailleurs conclu qu'ils renonçaient à Bamako. Tous les pays du Haut Niger dont dépendait le commerce vacillant de Bamako, et particulièrement la vieille métropole de Kankan, se trouvaient regroupés au même moment sous la rude poigne de Samori. Si le conquérant se montrait hostile et fermait les routes, le dernier courant commercial risquait dès lors de tarir alors qu'un ralliement de Bamako ouvrirait à ses fils les vastes territoires où s'établissait le nouvel ordre dyula. On comprend aisément qu'un parti puissant ait dès lors travaillé en ce sens et il se trouva naturellement animé par les principaux commerçants, en l'occurrence les trois frères Turè, Tyèkoro, Sidikoro et Karamogho-Bilé. Ce dernier avait sollicité les Français trois ans auparavant, et avait conscience, plus que ses frères, de la puissance des Européens, mais il devait croire, comme tout le monde, que ceux-ci renonçaient à occuper la ville. Samori inspirait d'ailleurs à cette famille de contribules l'espoir fort séduisant de joindre le pouvoir politique à la puissance économique. En se ralliant au conquérant, les Turè se faisaient les agents de la révolution dyula et étaient presque certainement appelés à supplanter les Nyarè.
Ceux-ci s'en rendaient assurément compte. On est en droit de penser que l'hostilité de Titi à l'appel de Samori était due à la crainte d'être évincé et à des sentiments anti-musulmans, beaucoup plus qu'à l'amour des Français. Après l'échec de ceux-ci à Kéñyérã, alors que Samori s'installait à Kaaba et se substituait aux Toucouleurs sur la rive droite, cette opposition paraissait cependant sans espoir. L'homonyme du chef, Titi Turè, fils de Tyèkoro, rejoignit les rangs de Kémé-Brèma durant l'hivernage de 1882 et guida les sofas sur les pistes du Manding.
Dans l'espoir de sauver quelque chose de son pouvoir, Titi Nyarè se montra à son tour disposé à se rallier puisqu'on nous dit qu'il accepta divers cadeaux de Samori 117 au même titre que les Turè. Il se ravisa cependant en décembre, quand un agent politique du capitaine Piétri vint lui rendre visite. Le commandant du cercle de Kita lui faisait savoir que la colonne irait cette année à Bamako et Titi, réconforté, envoya en secret son fils, au fort français, accompagné de deux captifs, pour confirmer qu'il ne voulait pas de Samori.
Du point de vue du conquérant, l'occupation de Bamako était destinée à lui ouvrir les portes du Bélédugu et les routes du Sahel sans heurter de front Amadu, si bien qu'elle s'insérait simplement dans la mission confiée à Kémé-Brèma. Il est parfaitement évident qu'il n'imaginait pas que cette opération risquait de l'opposer aux Français, sans quoi il n'aurait pas entrepris au même moment d'attaquer Saghadyigi. Bien que le combat de Kéñyérã n'ait pas été une vraie défaite pour lui, il avait pu apprécier l'efficacité des armes et la tactique des Blancs. La façon soigneuse dont il se tenait désormais à l'écart de Nyagasola, confirme qu'il souhaitait éviter un choc. Il ignorait probablement l'existence du traité d'Alfa, et à plus forte raison les visées particulières des Français sur le vieux marché du Niger. Deux colonnes s'étant successivement arrêtées à Kita, il pouvait croire que les Européens avaient renoncé à réduire le Bélédugu, et que ce pays, farouchement indépendant, continuerait à leur fermer l'accès de Bamako.
En se préparant à occuper cette ville, au retour du Wasulu, Kémé-Brèma n'envisageait donc qu'une action locale avec des conséquences économiques assurément considérables, mais d'une signification politique qui resterait négligeable à côté de la grande guerre qui s'engageait dans le Sud. La sage lenteur du frère de Samori prouve en outre qu'il ne s'attendait à aucune intrusion extérieure. Au lieu de marcher droit sur Bamako, il commença en effet par élargir son emprise sur la rive gauche en réduisant les derniers dissidents du Bas Manding, ce que les sofas de Bamako avaient été incapables de faire, pendant qu'ils hivernaient tranquillement à Bãnkumana. Bien que les Kamara qui les hébergeaient se fussent interposés auprès de leur contribule, Fara, le chef du Sendugu, celui-ci avait repoussé toutes les avances et ne bougeait pas de la forteresse de Sibi. Les opposants étaient même assez audacieux pour se retrancher en plaine, à courte distance des Samoriens. Ceux-ci tenaient en effet Woronina, mais les survivants de Kéñyéroba les défiaient dix kilomètres plus loin, à Tima, sur la frontière du Finédugu, soutenus ouvertement par les réfugiés du Badugu, regroupés à Nyama.
Vers décembre 1882 118, Kémé-Brèma avait appris que la colonne française approchait de Kita, et il se rendit dans le Mãnding pendant que son frère Masarã-Mamadi allait prendre position dans le Burè. Les Somono passèrent ses troupes au port de Kursalé où il fit boire le dègè à Somori Kèita, le Mãsa du Balaulèni, dont la querelle avec Bãnkumana avait tout déclenché. De son côté le chef du Badugu, Bologbè Kèita, de Dyèliba, apporta aussitôt la soumission de son kafu.
Kémé-Brèma occupa fortement Dyèliba et Nafadyé, face à la frontière de Bamako 119, puis rejoignit Famako à Bãnkumana, bien décidé à en finir avec les derniers opposants Malinké. Il cassa effectivement Tima, Nyamè et Gwãnsolo, ce qui provoqua certains ralliements comme ceux de Kalasa et Nyenkéma dans le Sendugu, ou celui de Tabu, dans le Kanimbala. Farã Kamara demeura cependant inébranlable, retranché dans Sibi.
Le 1er février 1883, Kémé-Brèma, qui était parti en tournée de recrutement dans le Yèrèbèté, se trouvait à Balãnkumakhana quand la colonne française, qu'il croyait encore à Kita, occupa soudain Bamako.
En mars 1882, Borgnis-Desbordes était rentré fort soucieux de Kéñyérã à Kita. En se risquant imprudemment sur le fleuve, il avait obtenu exactement le résultat contraire à celui qu'il visait. Jugeant qu'une année d'immobilisme ruinerait le « prestige français », il avait voulu le restaurer et voilà que sa retraite précipitée transformait aux yeux des Africains une escarmouche douteuse en un triomphe de Samori. Loin d'être retardée comme il l'espérait, l'avance de ce dernier, s'en était trouvée précipitée et il était évident qu'elle visait désormais Bamako.
Pour un homme aussi impatient que Borgnis-Desbordes, le seul remède aux maux causés par son excès d'activisme était de repartir hardiment en avant. Avant de partir pour Kéñyérã, il avait d'ailleurs envoyé à Saint-Louis un plan de campagne pour la prochaine saison où il avait enfin inscrit l'occupation de Bamako 120.
On comprend sa déception quand il reçut, après un mois de travail à Kita, et alors qu'il marchait déjà vers le Sénégal, une lettre de Canard, annonçant qu'il avait transmis son plan à Paris, mais avec un avis défavorable. Le gouverneur était en effet convaincu que les difficultés de communication ne permettaient pas encore de s'établir sur le Niger 121 et que la sagesse commandait d'attendre. Le 17 avril, à Bafoulabé, Borgnis-Desbordes, furieux, écrivit une lettre de démission. Il l'envoya à Saint-Louis en y joignant d'amers reproches sur l'insuffisance de l'aide qu'il avait reçue.
La position ambiguë du commandant supérieur, qui recevait des instructions à la fois du ministre et du gouverneur et jouissait de la plus grande liberté d'action, devenait nécessairement une source de conflits, dès l'instant où Saint-Louis n'acceptait plus passivement les initiatives du Haut Fleuve. On a vu que Borgnis-Desbordes obéissait à peine à Brière de L'Isle qui était pourtant un partisan convaincu de la marche au Niger, mais ce gouverneur jouissait d'une autorité incontestée et les deux hommes étaient assez proches l'un de l'autre pour étouffer leurs conflits.
Avec Canard, des considérations personnelles venaient au contraire tout envenimer. Le personnage était pittoresque. Cet ancien spahi avait jadis roulé des tonneaux d'eau sous les fenêtres du palais de Saint-Louis qu'il occupait à présent comme gouverneur. Après une carrière militaire qui s'était déroulée exclusivement au Sénégal, et dont l'héroïsme était attesté par de nombreuses blessures, le colonel Canard avait réalisé le « beau rêve » qu'il confiait à Monteil en 1878 122. On comprend que le brillant polytechnicien qu'était Borgnis-Desbordes ait subi ses interventions avec quelque impatience.
Ce conflit de personnes ne pouvait évidemment qu'aggraver une opposition de principes.
Canard était en effet résolument « antinigériste » 123. Son passé et l'action qu'il engagea en Casamance durant sa courte administration montrent qu'il ne répugnait nullement à l'usage des armes, mais il s'opposait à la pénétration militaire vers le coeur du continent. Sentant bien l'impatience de Borgnis-Desbordes, il lui avait écrit dès le 13 janvier: « Il ne faut pas rechercher l'ennemi, car si l'on vent continuer nos opérations au Soudan, il faut la paix : ce pays est trop loin pour y faire la guerre ». Il semble qu'il ait ainsi exprimé le point de vue de l'opinion sénégalaise, et particulièrement des milieux du négoce de Saint-Louis. Ceux-ci approuvaient les actions militaires voisines de la Colonie, mais ils craignaient que la marche au Niger n'en détournât les forces de sécurité nécessaires 124. Ils redoutaient surtout que les colonnes ne sèment la perturbation dans les circuits commerciaux aboutissant à leurs comptoirs. Ils auraient donc préféré que le gouvernement traitât avec les grands chefs Africains, comme Faidherbe l'avait prévu, et même qu'on les aidât à renforcer leur pouvoir à condition qu'ils ouvrissent leur pays au commerce. Mais cette politique, dont le dernier avatar était le traité Gallieni, se trouvait justement soumise aux critiques impitoyables de Borgnis-Desbordes.
L'opinion sénégalaise ne pouvait manquer d'influencer Canard qui était très populaire et connaissait tout le monde dans la Colonie. Des considérations techniques parlaient d'ailleurs dans le même sens car l'envoi de renforts dans le Haut Fleuve désorganisait la garnison de Saint-Louis tandis que l'obligation d'approvisionner simultanément les forts et la colonne grevait ses maigres ressources. Canard s'indignait en outre qu'on n'eût pas préalablement aménagé la base de Kayes, ce « bourbier fétide », sans voirie, couvert de constructions croulantes, et dont l'insalubrité décimait chaque année les Européens avant même que la campagne ne fût commencée. Le commandant supérieur, ivre de gloire militaire, allait ainsi de l'avant, sans se préoccuper de ces basses besognes d'intendance, quitte à attaquer ensuite l'incurie et la mauvaise volonté de Saint-Louis, quand la situation devenait catastrophique 125.
Un dernier élément semble avoir déterminé l'attitude de Canard : il avait pris au sérieux les instructions restrictives de Paris, que Borgnis-Desbordes avait manifestement violées. Le vieux soldat ne comprenait pas que ce document n'exprimait pas la pensée véritable du ministre, mais était seulement destiné à apaiser un parlement réticent. Il ne voulait pas admettre qu'il incombait au commandant supérieur de camoufler ses offensives sous les couleurs d'une résistance à des agressions fictives. Canard n'aurait pas dû oublier que les premières instructions de l'amiral Cloué enjoignaient déjà d'aller au Niger. Le premier ministre, Ferry, venait discrètement d'installer la France en Tunisie, sans que le parlement s'en avisât et en dépit des élections imminentes. Sans la fièvre jaune, c'est le même gouvernement qui eût hissé les trois couleurs sur le Niger, mais ce retard était grave car Ferry était tombé depuis lors, bientôt suivi par Gambetta. Dans le second ministère Freycinet, la marine était cependant revenue à Jauréguiberry 126 dont les opinions « nigéristes » étaient encore plus marquées que celles de Cloé et dont les décisilons pouvaient être prévues.
Canard ne le comprit pas et il transmit avec les propositions de Borgnis-Desbordes son propre plan pour la nouvelle campagne, qui consistait à ravitailler simplement Kita et à activer les travaux du chemin de fer. Il incombait dès lors au ministre d'arbitrer et Jauréguiberry le fit en relevant Canard de ses fonctions 127. Le 28 juin 1882, le gouvernement du Sénégal fut attribué au capitaine de Vaisseau Vallon, qui avait précédemment servi dans la Colonie 128.
Dès le 14 avril, Borgnis-Desbordes avait quitté Kita qu'il laissait sous les ordres du capitaine Piétri 129, tandis que la colonne rentrait à petites étapes, sous les ordres du chef de bataillon La Garrigue 130. Le colonel s'embarqua en hâte pour la France où il allait défendre ses idées, sans attendre l'arrivée de son camarade Bourdiaux, le chef du Bureau du Haut Fleuve, qui venait de Paris pour assurer son intérim.
Il est intéressant de noter que le gouverneur Vallon et Bourdiaux, à peine mis en place, reprirent pour leur compte le conflit de leurs prédécesseurs. Dès le 8 juillet, Bourdiaux, qui venait de recevoir une lettre de Piétri annonçant que Samori menaçait Nyagasola, réclama l'envoi immédiat, et par navire spécial, des renforts métropolitains destinés à la prochaine colonne 131. Vallon transmit cette requête à Paris, avec un long rapport dans lequel il expliquait que ces propositions étaient irréalisables dans la situation actuelle, qu'il jugeait intolérable faute de moyens de transport et en raison de la « brillante et inutile expédition sur Kinéra ». Rien ne pouvait donc être prêt à Kayes, pour l'époque de la baisse des eaux, en novembre, et il fallait se limiter, pour cette année, à ravitailler Kita.
C'est d'ailleurs en ce sens que sont rédigées les instructions de Vallon à Bourdiaux en date du 13 juillet : « Faites des logements et des magasins et rien d'autre. C'est là la seule campagne à laquelle je consente à asservir ma responsabilité, en repoussant energiquement un système d'aventures qui nous a jetés au-delà de Kita et qui y attire en ce moment un ennemi qui ne nous connaissait même pas il y a un an. Soyons prudents, et méthodiques et ne craignons pas de dire la vérité : trop d'empressement a déjà trop fortement compromis la situation. » 132
Le 4 septembre, dans une nouvelle lettre au ministre, le gouverneur insista encore sur la nécessité de ne pas dépasser Kita 133. Mais Vallon n'était pas plus dans la ligne que Canard. Dès le 21 août, Borgnis-Desbordes, qui se trouvait à Paris, avait remis à Jauréguibérry un nouveau plan, excessivement modeste à ses veux, puisqu'il précisait qu'il n'était pas question de dépasser Bamako. Il avait assisté le 30 août à une réunion présidée par le ministre en vue d'arrêter définitiveinent le programme et il y fut décidé que la France s'établirait sans plus tarder sur le Niger « sous réserve du vote des crédits pour la campagne 1882-1883 ». Un fort devait être construit à Bamako, et mis en état de recevoir deux compagnies de tirailleurs et un peloton de spabis 134.
Les instructions écrites que reçut Borgnis-Desbordes étaient rédigées en ce sens. Elles supposaient que Samori et Amadu, surpris, ne réagiraient pas à l'occupation de Bamako. Un poste secondaire serait alors construit à Nyagasola pour couvrir la ligne de Kita au Niger et isoler Murgula, dont il devait entraîner la chute dans les meilleurs délais 135.
Borgnis-Desbordes débarqua triomphalement à Saint-Louis à la fin de septembre. Un arrêté du 12 venait de donner l'autonomie aux services du Soudan, et Vallon, désavoué, ne pouvait que s'incliner. Le 19 octobre, il adressa au commandant supérieur des instructions qui n'étaient qu'un rappel à la régularité administrative : « Vous avez reçu les instructions du ministre. Je n'ai été consulté dans leur préparation et je n'ai rien à y changer » 136. Ceci dit, il semble avoir fait de son mieux pour appuyer la prochaine colonne, dont l'approvisionnement avait débuté dès le 20 septembre, sans attendre le retour de Borgnis-Desbordes 137. Il donna satisfaction à toutes les exigences de son subordonné, bien qu'elles fussent souvent excessives et toujours présentées sur un ton comminatoire. Vallon s'était cependant déconsidéré par son opposition et il fut relevé à son tour sur l'ordre de Jauréguiberry. Ce militaire, jugé timoré, était remplacé par un fonctionnaire qui fut le premier gouverneur civil du Sénégal. Le Ministre avait certainement fait la leçon au nouveau venu, René Servatius, car le 16 novembre, dès sa prise de fonction, celui-ci adressa à Borgnis-Desbordes une véritable proclamation sur sa « foi absolue dans l'oeuvre du Haut Fleuve à laquelle je me consacrerai entièrement ». Cet ancien magistrat, qui allait mourir du typhus dès le 20 juin, crut nécessaire d'activer Borgnis-Desbordes que ses prédécesseurs militaires s'étaient efforcés de retenir 138. Il avait, il est vrai, un lourd passé administratif à se faire pardonner,
Bien qu'il fût franchement superflu de pousser en avant le commandant supérieur, les difficultés graves avaient, une fois de plus, failli tout compromettre. Comme en 1880, une baisse précoce du Sénégal désorganisait l'approvisionnement 139 et Canard n'avait que trop bien jugé la situation sanitaire de Kayes. Le paludisme y faisait des ravages, si bien qu'à la mi-novembre, il y avait 137 malades, soit plus du tiers du personnel européen. Pour limiter les dégâts, il fallut alors disperser les hommes en brousse, en amont de la ville, en attendant la date du départ.
Celui-ci eut lieu le 22 novembre 140. La colonne était cette fois beaucoup plus lourde que les années précédentes car elle comptait près de 1.300 hommes dont 542 combattants 141. Marchant fort lentement, elle n'arriva à Kita que le 16 décembre 1882 142.
Borgnis-Desbordes était décidé à tout sacrifier à son but principal, qui était évidemment l'occupation de Bamako 143. Entre les forces de Samori, qui se tenaient sur sa droite, depuis le Burè jusqu'à Kaaba, et celles des Toucouleurs, toujours installés sur sa gauche, il se sentait cependant assez mal à l'aise. Des deux routes que lui avait suggérées le ministre, celle du Mãndé, par Nyagasola, et celle du Bélédugu, il avait choisi la seconde, car elle était plus directe et permettait en outre de châtier au passage les agresseurs de Gallieni. Le commandant supérieur ne voulait pourtant pas s'y engager sans être sûr de ses arrières et il décida d'en finir d'abord avec la citadelle Toucouleure de Murgula que ses instructions lui enjoignaient seulement d'investir. Piétri lui avait signalé les intrigues des Talibés qu'il accusait à tort d'appeler Samori, mais qui gênaient assurément l'influence des Français sur Nyagasola, dont ils n'acceptaient pas la perte. Borgnis-Desbordes partit de Kita le 19 décembre et arriva le 22 devant Murgula qui se rendit sans tirer un seul coup de fusil. La population Toucouleure fut aussitôt évacuée sur Nioro où elle se joignit aux gens de Muntaga 144.
Rentré au fort le 28 décembre, le commandant supérieur se consacra désormait à organiser la marche au Niger. Elle était à vrai dire commencée puisque, dès le 19, le détachement de Piétri était parti en avant-garde pour aménager le gué de Kundu avec les auxiliaires Bambara de Garã Mari-Sirè. Le capitaine ouvrait ainsi la route du Bélédugu que le colonel espérait rallier contre les Toucouleurs, mais cette politique était contrariée par sa volonté de châtier à tout prix les agresseurs de Gallieni. Ceux-ci s'étaient retirés à Daba et comme Piétri ne sut pas amener à récipiscence leur vieux chef, Nâmba, les Français n'hésitèrent pas à ouvrir le feu sur ces alliés potentiels. La colonne quitta Kita le 7 janvier, traversa le Baulé à Kundu le 13, et donna le 16 l'assaut à Daba 145. La place tomba après une résistance héroïque au cours de laquelle le capitaine Combes, qui dirigeait l'attaque, fut blessé avec tous ses officiers. Nàmba ayant été tué, ses partisans se dispersèrent cependant. Pour compléter le châtiment, la colonne s'installa alors à Séfivérabugu tandis que les capitaines Combes, Piétri et Delanneau détruisaient sans grande difficulté tous les villages de la région.
Toute résistance ayant ainsi cessé, le Bélédugu s'ouvrait aux Français. Les villages complices de l'attaque de Dyo se soumirent, restituant les objets pris à Gallieni, et versant des amendes en grains. Le Bosofala et le Ntosomana se rallièrent à leur tour sans tirer un seul coup de fusil 146.
La route était libre dès lors jusqu'à la crête des monts du Manding d'où l'oeil pouvait découvrir les étroites murailles de Bamako, perdues dans l'immense plaine du fleuve. C'est là que déboucha la colonne française le 1er février 1883, à 8 heures du matin 147.
Borgnis-Desbordes, que Piétri avait informé de ses tractations avec Titi, n'eut aucune peine à s'imposer aux Nyarè, qui, grâce à lui, reprenaient l'avantage sur les Turè. Ceux-ci, dont l'appel à Samori était désormais sans objet, parurent d'abord se résigner car ils ne pouvaient se faire d'illusions sur le caractère définitif de l'établissement français 148.
Le 5 février, après une prise de possession solennelle, Borgnis-Desbordes mit en route les travaux du fort, que le capitaine Archinard allait pousser aussitôt avec la plus grande activité. Pendant ce temps, le fil télégraphique avançait à toute allure de Kita vers le Niger grâce à l'équipe de Mademba Si, frère du capitaine Mamadou Racine, et futur Faama de Sansanding 149.
Borgnis-Desbordes avait donc réalisé le rêve de Faidherbe grâce à son obstination implacable et en écrasant impitoyablement toutes les oppositions. Il pouvait à présent apprécier la situation avec plus de sérénité et elle était loin d'être satisfaisante. Il se trouvait en effet isolé avec sa petite troupe à l'extrémité d'une piste interminable, que gardait mal le poste provisoire de Dyinina (Guinina). Sur de pareilles distances, le portage suffisait à peine aux munitions, si bien qu'il fallait se procurer des vivres sur place 150. Ce n'était pas chose facile et le colonel eut le plus grand mal à empêcher ses animaux de mourir de faim. Quant à la situation sanitaire de ses hommes, épuisés par les marches et les travaux, elle allait vite devenir si catastrophique qu'en mars il ne lui restera que 150 Européens et 200 tirailleurs en état de combattre.
Ce difficultés étaient inopportunes car les périls ne manquaient pas. La chute de Daba avait, il est vrai, impressionné les Béléri et ils paraissaient prêts à se rallier à condition que les nouveaux venus prennent résolument parti contre les Toucouleurs. Telle était justement l'intention de Borgnis-Desbordes car, depuis son entrevue avec Gallieni, il ne croyait aucun compromis possible avec cet Empire musulman. Malgré la modération d'Amadu, qui ne réagissait toujours pas aux empiètements français, il s'était efforcé d'exciter contre lui son frère Muntaga avec les Toucouleurs du Kaarta, tout en démantelant Murgula. Ces manoeuvres étaient justifiées à ses yeux, car il jugeait la destruction de l'héritage d'El Hadj Omar nécessaire pour faire place à la France, niais il n'avait pas, dans l'immédiat, les moyens de rompre ouvertement avec Ségou. Même s'il méprisait les craintes du Sénégal quant aux réactions des musulmans de la colonie, il dut cependant admettre que la situation n'évoluait pas selon ses prévisions car la chute de Murgula eut pour premier effet de ruiner le rapprochement de Muntaga avec les Français. Après avoir reçu les expulsés à Nioro, le frère d'Amadu écrivit en effet au commandant supérieur une lettre véhémente et menaçante 151. Il avait mis aux fers deux envoyés du colonel et refusé de recevoir le docteur Bayol, que la colonne avait laissé à Bafoulabé 152 pour négocier avec lui. A la gêne insignifiante que causait le tata vétuste de Murgula, Borgnis-Desbordes avait donc substitué la menace très réelle d'une cavalerie agressive qui bordait le Haut Sénégal, depuis les portes de Kayes jusqu'à la hauteur de Kita.
En contre-partie, l'armée Toucouleure qu'il s'attendait à trouver à Tadyana, en face de Bamako, s'était retirée, et se montrait impuissante devant les Bambara révoltés, soutenus par les Samoriens 153.
Borgnis-Desbordes n'était pas homme à rester inactif. Faute de pouvoir agir militairement contre Ségou il s'efforça, dès son arrivée à Bamako, d'étendre son emprise par la négociation. L'idée directrice, qui remontait à Gallieni, était d'isoler définitivement Nioro de la capitale Toucouleure, ce qui paraissait facile à condition de rallier les Bambara insurgés qui coupaient les communications entre ces deux centres. Le changement d'attitude de Muntaga rendait la chose souhaitable et elle devenait possible après la soumission du Petit Bélédugu, qui suivit la prise de Daba. Dès le 9 février, le colonel envoya donc vers le nord Mari-Sirè Kulibali avec ses auxiliaires Bambara. Jusqu'à son retour à Bamako, le 14 mars, ce prince du Kaarta parcourut le Grand Bélédugu où il s'employa à activer les sentiments hostiles aux Toucouleurs 154. Il ramena avec lui des délégués qui réclamèrent l'intervention française et le colonel jugea que les circonstances permettaient de repousser aussitôt très loin les limites de son protectorat. Comme la mission de Nioro était abandonnée, cette tâche incombait naturellement au docteur Bayol, qui attendait toujours à Bafoulabé. Le colonel le convoqua par télégramme le 17 mars, dès qu'il eut pris connaissance des résultats obtenus par Mari-Sirè, et le docteur se mit aussitôt en route. Il arrivait le 17 avril à Guinina, quand le commandant de ce poste lui transmit l'ordre de s'arrêter, car les sofa de Kémé-Brèma attaquaient et venaient de couper la route de Bamako.
Depuis l'année précédente, la présence de Samori sur sa droite distrayait Borgnis-Desbordes de son hostilité fondamentale aux Toucouleurs. Si irréfléchie qu'eut été l'algarade de Kéñyérã, elle avait du moins eu l'avantage de lui faire comprendre qu'il avait affaire à une puissance jeune et encore en pleine croissance, bien plus redoutable par conséquent que l'Empire vermoulu de Ségou. En arrivant à Bamako, il découvrit en outre qu'il gagnait la course d'une longueur à peine, et qu'il se plaçait en travers d'une route que le nouveau conquérant avait déjà jalonnée.
La puissance du parti « Maure » devint alors son premier souci. Si les Turè l'emportaient sur les Nyarè et se ralliaient à Samori, la petite garnison du fort, coïncée entre un tata hostile à ses portes et la colonne de Kémé-Brèma, en amont du fleuve, pouvait se trouver dans une situation tragique. Au début de février, les trois frères avaient paru s'incliner devant la force des étrangers et ils avaient même ravitaillé la colonne. Karamogho-Bilé, le cadet, celui dont le fils avait guidé Gallieni, semble avoir compris que l'avenir était aux Blancs et il affectait de s'y résigner. Ses frères, et particulièrement Tyèkoro, dont le fils, Titi, avait rejoint Kémé-Brèma, s'y décidèrent cependant beaucoup moins facilement. Quand ils réalisèrent la faiblesse numérique de la colonne et observèrent sa situation sanitaire désastreuse, leur attitude changea très vite. Comme ces dyatigi contrôlaient la plus grosse partie du négoce de la place, le colonel était obligé de s'adresser à eux pour son ravitaillement. Dès la fin de février, malgré des paiements anticipés, ils se disaient cependant incapables de lui fournir le mil nécessaire. La disette qui décimait chevaux et mulets, obligea alors à recourir à des réquisitions brutales qui rendirent les Français impopulaires, alors qu'il devenait évident que les Turè misaient à nouveau sur Kémé-Brèma.
Tout dépendait donc des projets de ce dernier. Le colonel n'était pas en état de prendre l'offensive, mais, dès son arrivée, il s'était appliqué à susciter par voie diplomatique le plus d'ennuis possibles à ce voisin gênant. C'est ainsi qu'il encourageait à la résistance les villages qui avaient refusé de se soumettre aux Samoriens et qu'il incitait à la révolte ceux qui avaient bu le dègè sans conviction. Il est évident que le colonel n'avait guère les moyens d'apporter une aide effective à ceux qu'il poussait ainsi en avant, et qu'il les sacrifiait délibérément aux intérêts français. La chose n'a d'ailleurs rien d'étonnant, car elle est monnaie courante dans l'histoire coloniale.
Les agents du colonel eurent quelques succès sur la rive droite, dans le Mégétana et le Mutugula en aval, et surtout dans le Bolé, en face de Bamako, où Ngolo Kulibali se rallia aux Français. Ce chef entraîna à sa suite les gens de Sanãnkoro-Kinyékuma, en dépit du voisinage des sofas de Tadyana.
Sur la rive gauche, les agents politiques des Français n'eurent même pas à intervenir car l'obstiné Farã Kamara envoya de lui-même une délégation auprès du colonel au début de février.
Celui-ci l'encouragea, bien entendu, dans ces bonnes dispositions et promit qu'il aiderait Sibi dès qu'il en aurait la possibilité.
Ainsi, de part et d'autre du fleuve, les Français, à peine installés, avaient instauré en politique le grignotage des positions samoriennes qu'ils jugeaient trop proches de leur nouvel établissement.
Kémé-Brèma avait été incontestablement surpris par l'arrivée des tirailleurs sur le Niger. Il n'avait certainement pas eu conscience que Bamako était le but de la colonne puisqu'il ne s'était pas pressé de cueillir ce fruit déjà mûr, mais la tradition nous dit qu'il avait prématurément annoncé à son frère l'occupation de la ville. On comprend donc sa consternation quand il apprit que Borgnis-Desbordes venait d'y entrer 155. Interrompant son recrutement, il accourut en hâte de Balãnkumakhana pour se retrancher solidement face aux nouveaux venus, à Dyèliba et Nafadyi, où il allait demeurer un bon mois immobile. Il est évident qu'il n'avait pas oublié la puissance de leurs armes, éprouvée à Kéñyérã l'année d'avant, et qu'il hésitait à se lancer contre un tel adversaire. La situation où il se trouvait n'était visiblement pas prévue par les instructions de son frère et il fallut bien mettre celui-ci au courant. Le conquérant lui aurait alors ordonné d'observer les mouvements des Blancs, mais de les combattre seulement s'ils marchaient vers le Sud. Le Faama, qui voyait ainsi menacer sa liaison avec les marchés du Sahel et par là même son approvisionnement en chevaux, devait être fort mécontent mais il était alors retenu à Gbãnkundo où il rencontrait encore les plus grandes difficultés. Comme Borgnis-Desbordes restait de son côté immobile dans le fort en construction, avec ses hommes malades et ses chevaux mourants, les conditions d'un heurt armé ne paraissaient pas réunies. S'il s'est pourtant produit, la cause en est évidemment étrangère à la volonté de Samori.
Il semble que Kémé-Brèma, vertement tancé par son frère, était obsédé par le désir de réparer sa négligence et disposé à croire, avec complaisance, que les circonstances favorables lui permettraient de triompher des Blancs. Les semaines passaient en effet. sans que ceux-ci s'écartassent de leur chantier et le frère de Samori était certainement surpris de les voir si peu nombreux. Les Turè le tenaient au courant de l'état lamentable des hommes et des bêtes dans le fort, ainsi que des difficultés de leur ravitaillement.
Kémé-Brèma espérait en outre disperser les forces médiocres des Français en soulevant Bamako contre eux, tandis que ses amis du Bélédugu couperaient leur unique voie de retraite 156.
Celle-ci était bordée, de Kati à Guinina, par le Ntosomana, le pays natal de Ngolo Traoré qui se faisait justement fort de rallier les siens. Pour accéder à ce district, le plus méridional du Bélédugu, il fallait il est vrai, escalader les monts du Manding, dont le seul col accessible, celui qui donnait sur la vallée du Bunduko, était tenu par les réfractaires obstinés de Sibi. La prise de ce village était donc le préalable nécessaire à toute grande offensive sur Bamako.
Il faut croire que Kémé-Brèma envisageait sérieusement d'attaquer les Blancs en mars puisque, vers le 10 de ce mois, une première attaque fut lancée contre Sibi, par la petite colonne de Famako. Elle échoua complètement 157, mais il est possible que son seul but ait été de mesurer la valeur de l'aide promise par les Français. Ceux-ci n'ayant pas réagi, Kémé-Brèma décida d'en finir.
Le 20 mars, il marcha lui-même sur le village, à la tête de toute son armée et la résistance des Kamara fut écrasée en l'espace d'une journée. Farã fut tué et les survivants se dispersèrent dans les villages de la montagne notamment à Dyulafõndo, où les sofas ne les poursuivirent pas 158.
Pour dégager entièrement son flanc gauche, Kémé-Brèma n'en resta pas là. Il marcha vers l'ouest, en longeant le pied des montagnes et envahit le Kanimbala, dont le chef, Mfali Kèita, défendit en vain Kéñyéro, sa résidence, où il trouva la mort. Les sofas brûlèrent alors tous les villages du bas pays, notamment Kalagwé, et envahirent même le canton montagneux de Kéñyéba-Kõngo dont ils brûlèrent la capitale, Sagwalé, d'ailleurs sans pousser plus loin 159. Laissant les fuyards se disperser dans les montagnes, les vainqueurs se hâtèrent en effet de rejoindre Kémé-Brèma devant Bamako.
Le frère de Samori pouvait désormais organiser l'attaque de la ville et Borgnis-Desbordes ne s'y était pas trompé. Le fils de Tyèkoro avait en effet participé à l'attaque de Sibi aux côtés de Kémé-Brèma, ce qui fit sensation parmi les indigènes. Le parti Turè releva aussitôt la tête et Titi se plaignit de n'avoir plus aucune autorité. Borgnis-Desbordes craignait que la population ne se révoltât dans son dos alors que ses hommes étaient épuisés et peu aptes au combat, mais il n'était pas homme à suivre passivement le cours des événements. A la nouvelle de la chute de Sibi, il convoqua les Turè et, malgré leurs protestations, fit saisir comme otages Tyèkoro et Sidikoro 160. Karamogho-Bilé, jugé francophile, fut laissé en liberté avec mission de convaincre Kémé-Brèma de ne rien faire, s'il voulait sauver ses amis. Titi Turè quitta aussitôt les sofas et rentra à Bamako mais ce fut pour rejoindre en prison son père et son oncle.
Le 30 mars, le bruit courut cependant qu'une colonne de sofas marchait dans le Ntosomana et menaçait le poste de Guinina. Le même jour, Kémé-Brèma avec toute son armée, quitta Dyèliba et pénétrait sur le territoire de Bamako. Le 1er avril il s'installa sur les bords du Wèviinko. à six kilomètres de la ville et le 2 au matin, le colonel fit fusiller les trois otages Turè 161. Titi Nyarè en profita pour rétablir son autorité sur Bamako, terrifié, qui ne bougea pas.
Le frère de Samori avait donc lancé son offensive sans tenir compte de la menace qui pesait sur la tête de ses partisans. Il semble qu'il ait attaché beaucoup d'importance à une diversion sur la ligne de communications, qui devait obliger les Français à se disperser. Dès la chute de Sibi, il avait envoyé Ngolo Traoré à Duabugu, son village natal, pour l'inciter à la révolte, mais le chef Bairi fut seul à prêter l'oreille à cet émigré. Le Ntosomana. et notamment son chef-lieu, Dombila, avait vendu du mil très cher à Borgnis-Desbordes et paraissait fidèle aux Français. Ngolo fit alors appel à Kémé-Brèma et, le 29 mars, la petite colonne de Fasinè, qui surveillait Sibi, escalada les monts du Manding et gagna Duabugu à marches forcées. Elle coupa la ligne télégraphique, le 30, et le poste de Guinina donna l'alarme à Bamako d'où le petit détachement du capitaine Piétri accourut le lendemain à la rescousse. Il arriva le 1er avril à Guinina 162 et ce fut dès lors un étonnant jeu de cache-cache à travers les rochers dénudés et brûlants des monts du Manding. Piétri, qui ignorait où se trouvaient les sofas, marcha au sud par Dombila, dès le 3 avril. Le 4, il dévala sur les ruines de Sibi et cassa le village hostile de Kalasa où il fut rejoint par de nombreux survivants de Sibi, qui lui indiquèrent enfin la position de Fasinè. Piétri décida aussitôt de remonter sur Duabugu, en escaladant la falaise et il campa dans la soirée du 5 au milieu du lit desséché du marigot Budãnko.
Pendant ce temps, Fasinè avait menacé la mission topographique du lieutenant Bonnier, enlevé un troupeau à Manambugu, près de Dyo, et attaqué la brigade télégraphique de Madèmba à Falami, près de Kali 163 (3 avril). Il en était là quand il apprit le passage de Piétri, ce qui le décida à repartir précipitamment, le 5 avril, pour Kalasa. Le soir même, vers 17 heures, il tomba au Budãnko dans une embuscade dressée par Piétri et sa colonne, fut disloqué après une demi-heure de combat 164. Le 7 avril, grâce à un mouvement tournant de Mari-Sirè, les Français enlevèrent Duabugu, dont la population fut en grande partie massacrée. Bairi y fut tué, mais Ngolo, qui était resté dans le village, parvint à rejoindre Kémé-Brèma 165. Finalement, le 9 avril, Piétri rentra à Bamako qui avait connu des journées dramatiques durant son absence.
Le Wèyãnko 166 où Kémé-Brèma était arrivé au soir du 1er avril débouche des monts du Manding à moins de deux kilomètres du Niger, c'est-à-dire au point le plus étroit de la plaine fluviale. A l'entrée de cette vallée encaissée qu'avait descendue Gallieni en 1880, le marigot isole le piton gréseux du Kulumi Nyéléké. Son cours, très enfoncé, est encombré d'une végétation abondante et les sofas renforcèrent cette barrière naturelle au moyen de puissants sanyé.
Le frère de Samori avait ainsi choisi une remarquable position défensive, qui paraissait impossible à tourner. Pour éviter un assaut direct, qui l'aurait exposé aux armes redoutables des Blancs, il semble s'être préparé à harceler longuement le fort, selon la méthode samorienne, dans l'espoir que Fasinè couperait pendant ce temps la ligne de ravitaillement. Pour une garnison malade, épuisée, manquant de tout et menacée d'une révolte de la ville, une telle tactique pouvait être redoutable, mais Borgnis-Desbordes était décidé à prendre les devants. Le 1er avril, les avant-postes de Fabu avaient cependant traversé le Wèyãnko, et s'étaient installés sur le Dunfiñ (Faraba), à proximité du fort, que ses cavaliers allèrent aussitôt insulter.
Dès le 2 avril, Borgnis-Desbordes décida alors d'en finir par un coup d'audace, en attaquant l'ennemi de front avec les 242 combattants disponibles. Les tirailleurs du capitaine Fournier parvinrent en effet à forcer le Wèyãnko mais ils furent débordés sur les deux ailes et le carré dut se retirer lentement jusqu'au fort, sous un feu violent et dans la chaleur écrasante de midi. Malgré des pertes assez minimes, c'était là un rude échec pour les Français 167 et ils ne s'y trompèrent pas.
Pendant 10 jours, les assaillants demeurèrent alors face à face. La cavalerie de Fabu venait quotidiennement escarmoucher devant le fort, pendant que les sofa renforçaient les défenses de leur marigot. Borgnis-Desbordes attendit ainsi le retour de Piétri 168 et dès que les hommes du capitaine lui parurent reposés, il lança une seconde attaque générale. La leçon avait porté car, bien qu'il disposât cette fois de 371 combattants et d'une section d'artillerie, il avait renoncé à l'assaut frontal. Les sofa ne s'étaient fortifiés que jusqu'au Kuluni-Nyéléké et l'étroit défilé séparant ce piton de la grande falaise se trouvait mal gardé 169. Ce pouvait être un piège, mais le colonel, pressé d'en finir, risqua l'opération. Le 12 avril, avant le lever du jour, son avant-garde enleva le passage par surprise et la colonne se déploya en plaine, à l'ouest du Wèyãnko en prenant à revers les défenses des Samoriens. Elle marcha aussitôt sur le camp de Kémé-Brèma, où elle provoqua une véritable déroute. Un groupe de 300 hommes s'efforça seul de résister tandis que les autres sofa fuyaient en tous sens, comme ils pouvaient. Kémé-Brèma erra lui-même pendant deux jours en se cachant parmi les rochers des monts du Manding, avant de pouvoir rejoindre Dyèliba. Tous ses approvisionnements étaient tombés mains des Français dont la disette allait faire place à l'abondance. L'insuffisance des vainqueurs en cavalerie avait cependant limité la poursuite et les Samoriens y avaient finalement perdu très peu d'hommes 170.
Cette surprise du 12 avril renversait la situation, et Borgnis-Desbordes ne voulait pas laisser Bamako exposé à un retour offensif. Il n'était pas en état, comme il l'aurait souhaité, de rejeter entièrement l'adversaire sur la rive droite, mais il voulait du moins l'obliger à s'éloigner de la ville et couvrir celle-ci par une marche peuplée de tributaires.
Kémé-Brèma s'était retiré à Bãnkumana, en laissant des avant-postes à Nafadyi et Dyèliba. Le 15 avril, une reconnaissance de spahis poussa jusqu'au Samãnko sans rien rencontrer mais, dès le 17, on signala des cavaliers samoriens aux ruines de Farabugu, sur le territoire de Bamako 171.
Pour en finir, Borgnis-Desbordes regroupa alors toutes ses forces en colonne, en laissant Bamako à la garde de quelques hommes, sous les ordres d'Archinard. Comme il s'y attendait, il n'allait rencontrer qu'une faible opposition. Parti en avant le 19 avril, avec 146 combattants, Piétri s'écarta du fleuve à partir de Farabugu, et détruisit le 20 au matin le village de Nafadyi, avant de se replier sur le Kotubadyilã où il devait attendre la colonne. Borgnis-Desbordes, assisté de Boilève, avait quitté Bamako un jour plus tard avec 156 hommes. Le 21, les deux groupes réunis détruisirent Dyèliba, où ils furent rejoints par 55 tirailleurs accourant par la piste de Guinina. Le colonel, qui disposait désormais de 352 combattants, remonta alors le fleuve jusqu'à Bãnkumana où il détruisit le tata qui servait de base aux Samoriens depuis près d'un an. Il brûla ensuite les villages voisins car il les considérait comme complices (22 avril) 172.
La colonne rentra à Bamako le 24, mais ce fut pour prendre la route du retour dès le 27, sous les ordres du commandant Boilève. Borgnis-Desbordes en était déjà parti pour inspecter les forts.
Un dernier épisode militaire allait clore cette campagne. Quand Borgnis-Desbordes arriva à Kita le 10 mai, le capitaine Monségur, qui avait repris en janvier le commandement du cercle, lui apprit que son adjoint, le lieutenant Muguet-Genot était parti faire une diversion au Mãndé. Cette reconnaissance était sortie de Kita le 3 mai, ne comptant alors que neuf hommes, mais elle avait été renforcée par des auxiliaires de Nyagasola et des gens du Bakamã, qui quittèrent leurs refuges du Sobara, pour se joindre à elle. Longeant le pied des montagnes, Muguet-Genot se présenta le 9 devant Balãnkumakhana où les sofas, surpris par le son du clairon, prirent la fuite sans combattre. Les Français poussèrent alors jusqu'à Narèna où quelques familles firent leur soumission et Muguet-Genot rentra le 20 mai à Kita, sans essayer de tenir le pays.
Borgnis-Desbordes avait atteint son but puisque l'établissement des Français sur le Niger ne devait plus être mis en question. Le raid sur Bãnkumana et la retraite de Fabu sur la rive droite avaient établi un modus vivendi qui allait durer près de deux ans. Les montagnards du Sobara et les kafu du nord Mãnding firent bientôt leur soumission aux Français et reconstruirent leurs villages, comme les gens du Bakamã à l'ouest des montagnes 173. Bamako avait ainsi acquis un large glacis que les sofas ne contesteront plus. Le gros de l'armée samorienne était d'ailleurs repassée sur la rive droite, mais Kémé-Brèma ne pouvait abandonner le fidèle Mãmbi de Kaaba sans mettre en péril ses droits sur les orpaillages du Séké et du Burè. Pour protéger cet allié, il plaça des avant-postes autour de Nyamé sur le Timako, qui allait désormais servir de frontière 174. Plus à l'ouest, il s'appuyait toujours sur la pointe du V du Mãnding car il avait réoccupé le Yèrèbèté dès le départ de Muguet-Genot. Balãnkumakhana allait demeurer de ce côté, l'extrême avant-poste des Samoriens.
Des incidents locaux opposeront encore sofas et vassaux des Français sur le pourtour de cette tête de pont, mais la situation n'en était pas moins stabilisée. Bamako, où le colonel laissait 155 hommes sous les ordres du commandant Ruault, ne sera plus jamais menacé à partir du sud 175.
Le rôle principal du fort était désormais de surveiller les pays d'aval et d'accélérer la décomposition de l'Empire Toucouleur. Aussitôt après la victoire du Wèyãnko, le docteur Bayol quitta Guinina, où il était bloqué, et il arriva à Bamako le 13 avril. Il en repartit dès le 16, pour le Bélédugu, avec une escorte de vingt hommes commandée par le lieutenant Quiquandon. La mission poussa jusqu'à Dãmpa et Murdya 176 à travers un pays que les agents du Faama travaillaient déjà contre les Toucouleurs 177 et elle arriva juste à temps car, un an plus tard, il aurait fallu conquérir la région sur les Samoriens. Les « traités » que conclut alors Bayol étalèrent largement la zone française en direction du nord-est et amorcèrent l'isolement de Sépu 178. C'était le prélude à un nouveau pas en avant, mais personne n'imaginait qu'il faudrait attendre sept ans pour le faire.
Il semble cependant que Borgnis-Desbordes, apaisé par le succès, acceptait désormais de prendre les obstacles en considération. Il ne songeait plus à se ruer aussitôt sur Ségou, comme en 1881, et il admettait qu'il fallait d'abord consolider les communications entre Bamako et le Sénégal. Fidèle à la pensée de Faidherbe, il donnait la priorité à la création d'une flottille française du Niger, destinée à ouvrir les pays de l'aval. Il convenait, en attendant de renoncer à occuper la capitale des Toucouleurs, mais sans cesser d'affaiblir ceux-ci en multipliant les intrigues diplomatiques et les actions indirectes.
Avant d'attaquer de front le fils d'El Hadj Omar, il convenait en outre de soulager la droite française en rejetant définitivement Samori derrière le fleuve. Pour préparer ce mouvement, Kita surveillerait attentivement la situation du Burè et de Kaaba, deux pays que la France revendiquait au nom des « traités » de 1881 179.
Borgnis-Desbordes admettait donc pour la première fois qu'il convenait de souffler. La prochaine colonne serait consacrée exclusivement au ravitaillement et à la construction. Le colonel, qui avait désormais la figure d'un héros national, celle de l'homme du Niger, n'avait pas l'intention de la diriger. Quand il s'embarqua à Saint-Louis pour la France, le 3 juillet 180, il laissait l'intérim du Haut Fleuve au chef de bataillon Boilève, en instance d'être promu lieutenant-colonel. C'est ce vieil africain, dont presque toute la carrière s'était déroulée au Sénégal, qu'il voulait proposer au ministre pour assurer sa succession.
Cette pause tactique survenait au moment précis où le grand Ministère Ferry engageait la France, tout en s'en défendant, en Extrême-Orient et à Madagascar. Ces soucis majeurs l'incitaient à négliger les théâtres secondaires car il ne voulait pas soulever inutilement l'opposition d'un Parlement avec lequel il rusait sur l'essentiel. C'était justement l'époque où la disproportion entre l'importance des sommes votées pour le chemin de fer du Niger et l'extrême médiocrité des travaux réalisés suscitait une véritable indignation. Le premier ministre de la Marine de Ferry, l'ingénieur du Génie Maritime, Charles Brun, demandait des crédits supplémentaires pour la poursuite des travaux, mais la Chambre allait les rejeter le 17 décembre. Son successeur, l'amiral Peyron, ne les obtiendra en janvier 1884, que grâce à l'intervention personnelle de Faidherbe et en promettant de fermer le chantier à l'issue de la campagne en cours.
Contrairement à Jauréguiberry, ces deux ministres n'étaient pas des anciens du Sénégal et ils ne défendaient pas « l'uvre du Niger » avec une ardeur extrême. Ils renoncèrent donc à couvrir des militaires qui avaient imprudemment négligé, pour courir le fait d'armes, les taches moins glorieuses auxquelles étaient affectés les crédits.
L'impulsion venue de Paris s'estompait donc au Soudan, de façon assez paradoxale, au moment où l'action du gouvernement Outre-Mer prenait une ampleur sans précédent. Les affaires spectaculaires du Tonkin détournaient nécessairement du Niger.
Sans que l'autonomie du nouveau territoire soit remise en cause, les freins sénégalais que Borgnis-Desbordes avait brutalement desserrés allaient donc jouer à nouveau, au moment où les contraintes de la géographie imposaient elles-mêmes un temps d'arrêt. Jusqu'en 1885, pendant que les crises coloniales secouaient l'opinion métropolitaine, les soldats de Marine allaient demeurer l'arme au pied sur les bords du Niger. Dans leur esprit cette inertie restait bien entendu toute provisoire et ils utilisaient fiévreusement la pause à préparer un nouveau bond en avant.
Il reste qu'une trêve s'offrait ainsi à Samori et qu'il allait admirablement savoir l'utiliser. Depuis qu'il avait une frontière commune avec les Blancs, toute la dynamique de son entreprise, qui connaissait jusque là une ascension régulière en milieu Malinké, se trouvait remise en question. Il se voyait soudain confronté au fait colonial dont l'ombre s'étendait déjà sur l'Afrique. Il prenait peu à peu conscience de son caractère de fatalité inéluctable et cette hantise allait progressivement imprégner toute sa conduite. La trêve ouverte en 1883 allait cependant retarder la crise et c'est donc la dernière époque où Samori pourra encore orienter son action, selon des lignes de force proprement africaines. L'Empire connaîtra alors une période d'expansion spectaculaire et le domaine ainsi acquis demeurera à peu près stable jusqu'au jour où l'action armée des Français déracinera notre héros qui se trouvera réduit à des solutions de désespoir.
Cette dernière flambée de conquêtes s'explique d'ailleurs aisément car, au moment précis où ses gens, sur le Niger, se trouvaient confrontés au colonisateur, Samori, était en train d'éliminer dans le Sud le dernier handicap qui gênait son action. C'est en 1883 qu'allait s'effondrer la puissance du Gbãnkundo, le seul adversaire qui contestât encore la nouvelle construction impériale.
Notes
1. L'exposé le plus clair de ce point de vue, en matière de, colonisation
africaine, a été fait par Suret-Canale. Afrique Noire (1961), T. 1. pp. 194-599.
2. Brunschwig (1960), p. 79 sqq. On se reportera en dernier lieu à la lumineuse conclusion de Sanderson (1965). pp. 380-403.
3. Brunschwig (1957), pp. 97-111.
4. Sur la question de l'implantation missionnaire en Afrique Orientale et de ses répercussions sur l'action gouvernementale, nos disposons de l'excellent livre de R. Oliver (1952).
Le même auteur a développé des vues pénétrantes sur la ruée vers
l'Afrique dans Sir Harry Johnston and the Scramble for Africa (1958).
5. Ronald Robinson & John Gallagher Africa and the Victorians (1961).
6. H. Brunschwig - Brazza explorateur (1966).
7. L'histoire du Sénégal est pratiquement inconnue après 1870 et on ne dispose d'aucun ouvrage sérieux sur Faidherbe. Le livre classique, mais bien vieilli, de Cultru (1910) est en effet très faible dans ses derniers chapitres.
On en est donc réduit à des publications semi-officielles comme Les Annales Sénégalaises (1885) ou « Le Sénégal », de Faidherbe (1889). Ce dernier ouvrage, naturellement peu objectif et excessivement polarisé sur les événements militaires, nous mène également jusqu'en 1885.
On attend avec impatience la publication des travaux de Pasquier, qui nous a déjà donné un article passionnant sur la presse sénégalaise (C.E.A., II-3-1962).
8. Il envisageait même de payer aux chefs des droits sur le commerce qui se ferait dans les forts. Ces pages ont été rédigées avant que j'aie connaissance de la thèse d'A.S. Kanya Forstner (1965), qui est une remarquable analyse de l'impérialisme militaire français au Soudan. L'auteur voit dans la tradition de l'armée d'Afrique, formée par Bugeaud, la source principale de la doctrine de Faidherbe, et il est certain que Saint-Louis rompit alors avec les traditions qui l'unissaient aux Antilles.
Elle se caractérise, selon lui, à la fois, par le mépris des ordres issus du pouvoir civil, et par la volonté de détruire toute puissance musulmane, l'lslam étant incompatible avec l'imposition de la civilisation française (pp. 27 et 42-44).
Tout en étant généralement d'accord avec ce jugement, je crois qu'on ne doit pas négliger les traditions autoritaires, voire totalitaires, que la France a reçu de la Monarchie et de Bonaparte. La cristallisation algérienne n'en est qu'une réalisation tardive, mais je ne nie pas que Faidherbe ait pu en subir l'influence.
9. Pour la biographie de Brière de l'Isle, on se reportera, faute de mieux, à l'article de Bourgeois-Gavardin in : « Les Grands soldats coloniaux » (1931). Né en 1827, Saint-Cyrien en 1846, il s'était distingué en Cochinchine de 1859 à 1869. Sur l'ambiance de Saint-Louis au moment où la marche au Niger va commencer, on lira les pages assez vivantes de Monteil. Paris. Challamel (1924) et dans Soleillet (1884).
10. Sur ces événements, cf. : Ch. Monteil : Les Khasonké (1915). La rupture remonterait à 1868 d'après Gallieni qui parle de dix ans de guerre entre Sabusiré et Médine (op. cit. p. 2).
11. Monteil (1915) donne le point de vue africain sur cette affaire. Reybaud, qui emmenait la plus grande partie de la garnison du Sénégal, remonta le fleuve très rapidement sur des avisos à vapeur. Douze jours après avoir quitté Saint-Louis, il attaqua le village où il se heurta à une résistance furieuse et subit de lourdes pertes. Le Capitaine Dubois et le Lieutenant Brejoutet furent tués. Pour comble de malheur, une épidémie de fièvre jaune, qui ravageait le Sénégal cette année là, éclata à bord des bateaux descendant le fleuve et décima les survivants. Gallieni, qui se trouvait sur le « Castor » fut gravement atteint mais eut la chance de s'en remettre. On se reportera à Gatelet (1901, p. 25). qui raconte le combat d'après le rapport de Reybaud, et à Soleillet (1887, p. 131). Péroz l'étudie attentivement dans : « La tactique au Soudan Français » (1889). L'affaire est à peine mentionnée par Faidherbe(1889, p. 301), mais Gallieni nous fait part de ses souvenirs personnels (1885, p. 60-61). Le Logo resta entièrement désert jusqu'en 1880, quand Badu, fils de Nyamodi, réfugié chez les Toucouleurs obtint des Français de reconstruire Sabusirè. Le mécontentement des commerçants était donc fort justifié. Le Natyaga qui se trouve en amont du Logo sur la rive gauche et la plupart des Malinké, vassaux des Toucouleurs, notamment ceux du Bétéa et du Farimbula, avaient envoyé des renforts à Sabusirè (Gallieni, 1885, p. 60).
12. L'opposition à Brière de L'lsle sera reprise par le Conseil Général du Sénégal, dès sa formation, en 1879. Elle s'aggravera en 1880, quand le gouverneur portera atteinte aux intérêts, du commerce en augmentant les droits de douane à l'entrée pour financer la marche au Niger. Les interventions du député Gasconi entraîneront finalement son rappel en 1881.
13. ll faut déplorer l'absence de toute étude sérieuse sur la vie et l'oeuvre de ce personnage dont le rôle a été essentiel. A partir de janvier 1879, son collègue, comme ministre de l'Education Nationale, était Jules Ferry qui, cependant, ne le gardera pas à la Marine quand il formera son premier Ministère en septembre 1880. Jauréguiberry sera rappelé par Freycinet, quand celui-ci formera son second Ministère en janvier 1882.
14. cf. Monteil (1924, p. 19-21). Ce rapport dont les grandes lignes allaient être acceptées à Paris, constitue la charte de la marche au Niger. La pose d'un câble télégraphique jusqu'à Dakar et la construction d'un chemin de fer Dakar-Saint-Louis étaient réclamées, mais on prévoyait leur concession à une compagnie privée.
C'est la Société des Batignolles qui construira le chemin de fer, et les travaux donneront l'occasion d'éliminer du Cayor.
Quant à la ligne allant de Médine ou plutôt de Kayes au Niger, elle devait être construite en cinq ans par l'autorité militaire, car on prévoyait que des résistances seraient à surmonter. Dès l'origine, Brière de L'lsle ne se faisait donc aucune illusion ; le territoire traversé appartenait entièrement aux Toucouleurs, bien que leur contrôle fut inégal. Une réaction d'Amadu était vraisemblable et la mission de Gallieni était justement destinée à y parer.
15. Monteil (1924), p. 35.
16. On fixe presque toujours au 6 septembre 1880 la création du Commandement Supérieur du Haut Fleuve, et le chef d'Escadron Borgnis-Desbordes est présenté comme son premier titulaire. Cette date est bien celle du décret créant ce territoire, qui allait être l'embryon du Soudan Français. Mais Paris ne faisait que consacrer une réalité datant déjà de plusieurs mois.
C'est Brière de L'lsle qui avait réclamé cette mesure et, en homme d'action, il n'avait pas hésité à mettre Paris devant le fait accompli. La marche au Niger exigeait à ses yeux l'autonomie du Haut Fleuve et l'établissement d'une autorité militaire indiscutée. L'occupation de Bafoulabé la rendait immédiatement nécessaire.
ll créa donc ce commandement par simple décision gubernatoriale du 26 janvier 1880 et y nomma le Commandant Boilève. Celui-ci fixa provisoirement son chef-lieu à Bakel où il prit ses fonctions le 27 février. Il n'y fera rien d'extraordinaire suivant seulement avec inquiétude la marche de Gallieni et poussant la construction du nouveau fort. Il s'embarquera le 29 juillet pour rentrer à Saint-Louis sans laisser d'intérimaire, chaque poste recouvrant son autonomie jusqu'à la prochaine saison sèche. C'est pourtant lui et non Borgnis-Desbordes qui ouvre la liste des commandants du Haut Fleuve.
17. Les campagnes de Gallieni allaient marquer sur ce plan un tournant très net. La mortalité européenne, très forte sous Borgnis-Desbordes, forte sous Boilève, très forte sous Combe, forte sous Frey, diminuera alors subitement. Ce sera incontestablement l'effet d'une mutation fondamentale : les forces indigènes du Soudan s'organisaient, et les Européens se trouveront bientôt uniquement parmi les cadres.
18. Pour les cannonières du Niger, essai de synthèse in Meniaud (1931). T. l, pp. 373-391.
19. Pour l'histoire de la ligne Kayes-Bamako, voir Meniaud (1912), T. ll, p. 42-58. Résumé par le même auteur (1931) T. l, p. 97-112.
Le Bafing à Bafoulabé allait obliger à une rupture de charge jusqu'à la construction du pont de Mamina en 1896. Une voie Decauville sera posée de Bafoulabé à Dioubéba de 1890 à 1892, et exploitée par la traction animale.
La mission Joffre chargée d'étudier le tracé jusqu'à Kita, arrivera à la fin de 1892, mais les travaux en direction du Niger ne seront repris qu'en 1900.
20. Le décret du 21 juillet 1857 avait créé les Tirailleurs Sénégalais recrutés par engagements de deux ans renouvelables. ll en existait huit compagnies, organisées en un bataillon, basé sur Saint-Louis en 1867. A partir de 1880, nous trouvons deux bataillons, de quatre compagnies chacun, basés le premier sur Saint-Louis et le second sur Médine. Ce dernier est placé sous l'autorité directe du Commandant du Haut Fleuve.
Toutes ces unités sont groupées en un régiment à compter du 31 août 1884, et une neuvième compagnie est créée à cette date. Une dixième sera organisée en 1889 en vue de la campagne du Dahomey. Le 26 août 1890, un troisième bataillon sera constitué.
En 1892, enfin, on formera trois nouvelles compagnies et le terme de « Sénégalais » reprendra sa valeur générique. On aura désormais six compagnies de tirailleurs sénégalais, autant de Soudanais, et trois de Dahoméens.
Le régiment de marche du Dahomey sera constitué en 1893 avec six compagnies, pour affronter les exigences de la « course au clocher ». Un quatrième bataillon réservé à la Côte d'lvoire, n'apparaîtra qu'en 1900. La même année, l'administration des Tirailleurs sera transférée du Ministère de la Marine à celui de la Guerre.
21. Après la rédaction de ce travail, j'ai eu connaissance de l'excellent article de J.. Hargreaves sur l'Empire Toucouleur (1966), puis de l'importante thèse de Kanya-Forstner sur l'impérialisme militaire français (1966).
Les jugements de ces deux auteurs sur les mobiles de la politique française envers les Toucouleurs sont incompatibles. Pour Hargreaves, Faidherbe souhaitait s'appuyer sur la puissance toucouleure et cette tradition s'est maintenue jusqu'à la mission de Gallieni, dont elle explique l'attitude fluctuante et contradictoire. On aurait pu, selon lui, concevoir le maintien de l'Empire toucouleur, comme cadre d'administration indirecte sous l'autorité française.
Pour Kanya-Forstner au contraire, Faidherbe avait transmis aux troupes de Marine du Sénégal la passion anti-musulmane qu'il avait contractée en Algérie, et lui-même, comme ses successeurs étaient décidés d'emblée à détruire l'Empire Toucouleur.
Je pense que Kanya-Forstner s'exagère la force du préjugé anti-musulman et le rôle de Faidherbe sur ce point.
Malgré tout, je crois que sa thèse est la bonne. Etant donné les traditions particulières du nationalisme français, jalousement défendues par l'Armée, il était tout à fait exclu que le nouvel Empire français acceptât le maintien de structures anciennes, qui pouvaient n'être pas entièrement passives dans ses mains.
Les négociations, comme celles de Valière, se justifiaient seulement aussi longtemps que la conquête militaire n'était pas décidée. La mission de Gallieni n'était dans l'esprit de Brière de L'Isle qu'un expédient temporaire. Les hésitations du jeune capitaine provenaient de son déchirement entre les nécessités d'une action à court terme et la préparation de l'avenir. Au-delà de ces habilités, le sort de l'Empire toucouleur était incontestablement scellé d'emblée, dans l'esprit des autorités militaires françaises.
22. Gallieni (1885) indique les villages voisins comme faisant partie de la coalition. Celle-ci incluait donc
23. Les conflits familiaux et coutumiers en sommeil reprennent naturellement vigueur à l'occasion de chaque crise. C'est ainsi que l'attaque de Fatafiñ contre Waliya était justifiée par un litige matrimonial, Tyèkoro ayant récemment répudié Kura, une soeur de Moro (Pietri, 1885 : «Oualiha», pp. 151-154). L'adhésion de Tokõnta Kèita, le chef de Kita, qui était jusque-là resté en bons termes avec les Toucouleurs, est en outre significative. Il avait bénéficié en 1878 de l'aide de la garnison de Murgula pour attaquer, en vain, Gubãnko.
24. Il existe un autre Waliya sur le chemin de fer de Bamako. Celui qui nous intéresse se trouve sur le Bafiñ, 20 km. en amont de Bafoulabé.
25. Une mission topographique confiée aux Lieutenants Monteil et Sorin allait simultanément explorer le Ferlo, où l'on envisageait de faire passer le chemin de fer Saint-Louis-Médine. Monteil évoque dans ses souvenirs les aventures tragi-comiques survenues à cette occasion en compagnie d'un camarade qu'il détestait (1924, pp. 22-29).
26. Gallieni venait d'autoriser le Logo à se reconstruire. Il avait été rejoint par Tyèkoro à Mãnsona du Natyaga où il venait de conclure un traité de protectorat. Quand ses interprètes se présentèrent au camp des assiégeants, ceux-ci les obligèrent à boire du dolo afin de montrer leur hostilité aux Toucouleurs. Ils leur firent aussi prêter le « Serment de la poudre » cher aux Bambara. Après quoi ils envoyèrent à Bafoulabé une délégation dirigée par Bassi, un ancien caporal de tirailleurs.
Le rapport de mission Gallieni (Dakar - 1 D 57) a été largement utilisé dans l'ouvrage de synthèse anonyme (en fait rédigé sous la direction de Borgnis-Desbordes d'après des documents officiels) publié par le Ministère de la marine en 1884 à des fins de propagande : « La France dans l'Afrique Occidentale . (1879-1883) ».
Il s'agissait d'une Mission topographique et non d'une colonne. Gallieni avait une escorte de 20 tirailleurs, mais ne combattit pas.
27. Gallieni déclara avec un certain aplomb qu'il n'est pas intervenu à Waliya parce qu'il désirait « garder les apparences d'un simple explorateur et ne pas me compromettre envers Amadou ». En fait, il a laissé détruire le village, partisan d'Amadu, et a aussitôt traité avec les vainqueurs.
lbraima Kèita, soucieux de mettre son pays à l'abri des représailles Toucouleures insista auprès de Brière de L'Isle pour qu'un poste soit établi à Kita et l'importance stratégique de la place incita le gouverneur à l'écouter. Parmi les autres délégués, on signale un fils du chef du Fuladugu, Sabula, et Abduramani Turè, de la grande famille « Maure » de Bamako. Les renseignements qu'il fournit confirmaient l'indépendance de la ville à l'égard de Ségou et ses bonnes dispositions commerciales envers la France, firent naître chez le gouverneur l'espoir de prendre pied dès cette année sur le Niger. Quand on pense que le télégramme de Jauréguiberry est de fin juillet, on voit que les équipes locales, avides d'action, réagissaient promptement au feu vert de Paris.
28. Le premier poste était construit sur la rive gauche du confluent, à proximité de la ville actuelle. Ceci mécontenta d'ailleurs les insurgés car Gallieni leur avait promis que les Français s'installeraient à l'est du Bafiñ pour mieux les protéger des Toucouleurs. C'est effectivement sur cette rive que sera construit le fort définitif en 1881.
29. Il suivait ainsi la dernière route qu'Amadu gardât encore ouverte entre Ségou et Dinguiraye. Il effleurait sans l'aborder le domaine des Kèita de Kangaba, qui négociaient déjà leur ralliement à Samori. Son itinéraire fut le suivant : Murgula (où Abdallah, chef de la garnison Toucouleurs avait, parait-il, l'ordre d'arrêter la Mission), Nyagasola, Namaghana, Balãnku, Maghana, Narèna, Sibi et Bamako.
30. Si l'on tient compte des habitudes des chancelleries africaines, du fait qu'aucun Européen n'était arabisant et que les discussions avaient lieu en Pular ou Bambara à l'aide d'interprètes, la divergence des deux textes n'est pas tellement scandaleuse. La seule clause française qui soit délibérément omise est la « protection » accordée aux Français sur le cours du Niger. Le document étant, en Français, présenté comme « traité d'amitié et de commerce », il y aune ambiguïté sur le problème de la souveraineté. Cela n'avait d'ailleurs aucune importance comme Gallieni le rappelle lui-même. Le document étant uniquement destiné à s'opposer aux prétentions d'une autre puissance européenne, l'interprétation de la partie africaine était sans conséquence. La France obtiendra une concession importante qui figure dans les deux versions, d'installer un Résident à Ségou.
En retour, elle s'engageait à fournir, entre autres, quatre pièces d'artillerie (des 4 de montagne) à Amadu. Gallieni fut vivement attaqué sur ce point. Il explique que la chose est sans importance car ces pièces auraient été inefficaces entre des mains africaines.
30. La France s'engageait enfin à n'occuper aucune position en pays Toucouleur. Faut-il y voir une malhonnêteté de Gallieni qui ne pensait pas appliquer le traité, mais seulement en user auprès d'une métropole pacifique, et l'opposer aux prétentions des tierces puissances ? Il est plus vraisemblable qu'il voulait simplement jouer sur les mots : « pays appartenant aux Toucouleurs », car on peut se demander si un pays révolté ou soumis de mauvais gré, leur appartenait vraiment. Sinon, il n'était pas couvert par le traité et Gallieni n'allait pas d'agir en ce sens. C'est ainsi qu'il imposa de nombreux traités au Manding en avril 1881, alors qu'il venait à peine d'échapper au contrôle d'Amadu en repassant sur la rive ouest. On notera qu'une clause prévoyait la liberté d'émigration du Fouta vers Ségou, et une autre l'engagement réciproque d'expulser les perturbateurs ayant fui le territoire du partenaire.
Sur ce dernier point, soulignons que Gallieni avoue avoir reçu, en passant à Badoumbé, des émissaires de Tomora (Malinkés de la rive droite soumis aux Toucouleurs) et les avoir incités à se réfugier sur la rive gauche chez les Français. Ceci présage déjà les instructions de 1887 au Commandant du cercle de Siguiri.
L'action diplomatique dont le gouverneur avait chargé Gallieni visait à la recherche d'un compromis provisoire et non à un accord solide avec les Toucouleurs. Soumis aux reproches méprisants de Borgnis-Desbordes, le capitaine se justifiera en disant que les comptoirs autorisés par les Toucouleurs pourraient être transformés en forts quand la pénétration serait assez avancée. Amadu n'en invoquera pas moins le traité de Nãngo pour réclamer l'évacuation de Kita et de Bafoulabé, ce qui explique que la France ait renoncé à en ratifier le texte.
31. Traités
Le 5, avril le lieutenant Valière en reconnaissance dans le Gadugu imposait un texte identique à Basi, chef de Gelé.
32. Pour la biographie de Gustave Borgnis-Desbordes, on se reportera à l'article de Jacques Meniaud in : « Les grands soldats coloniaux » (1931). Issu d'une famille de Morlaix, petit-fils d'un député du Finistère, et fils d'un polytechnicien, il était né à Provins en 1839. Polytechnicien lui-même en 1859, il avait ensuite suivi les cours de l'école d'artillerie de Metz, puis avait servi à Toulon jusqu'au grade de capitaine. Il avait ensuite séjourné en Cochinchine de 1868 à 1871, puis avait servi d'adjoint au général Frébault, à Paris. Il était chef d'escadron depuis 1875 et venait d'être promu lieutenant-colonel.
33. Instructions ministérielles du 4 octobre (M.O. Sénégal 163 b). Instructions du gouverneur en date du 23 novembre (n°. IV, 73 a). C'est seulement par crainte de mettre en danger Gallieni que le gouverneur proscrivit l'attaque du tata toucouleur de Murgula, que Borgnis-Desbordes réclamait. Ce dernier répondit que « la vie de quelques officiers n'a qu'une importance secondaire relativement aux résultats qu'on aurait obtenus. »
34. D'une année sur l'autre, les effectifs tendront plutôt à décroître. On a en effet, en 1880, 20 officiers dont deux indigènes, 138 européens et 266 indigènes ; en 1881 : 17 officiers dont 3 indigènes 98 européens, 234 indigènes.
35. 424 combattants dont 156 européens : 355 combattants dont 7 européens.
Contrairement aux premières propositions de Gallieni, le fort ne fut pas construit près de Makãndyãmbugu village de Tokõnta Kèita, mais plus à l'est, près de Boko.
36. Les Béléri qui se croyaient visés par la colonne étaient inquiets à juste titre. Ils organisèrent une grande réunion à Daba. Le Colonel leur envoya divers émissaires, dont Bodyã Dyara, sans parvenir à apaiser leur méfiance.
37. Au prix d'assez lourdes pertes : 6 tués dont le lieutenant Pol et 24 blessés. Le lieutenant Marchi devait mourir d'épuisement le 20 février.
38. Sénégal IV-7-3 bDès le 9 avril 1881, Borgnis-Desbordes, qui avait retiré de ses conversations avec Gallieni la conviction que l'Empire Toucouleur s'effondrait et qu'on ne pouvait miser sur lui, écrivit au gouvernement qu'il « faut marcher résolument au Niger et affronter la lutte contre Ségou, qui en est la conséquence ». En conséquence « faire attendre l'envoyé de Ségou à Saint-Louis et rompre avec lui dès que la colonne sera prête puis marcher… sur Bamako, semer la division chez les sujets des Toucouleurs et prendre Ségou ». Mais il craint que notre pays devenu timide à force de vouloir être prudent préférera se borner à traîner en longueur et ne pas dépasser Bamako.
39. A.O.M. Sénégal 73 bis : Rapport Borgnis-Desbordes sur la Campagne 1880-1881. Les principaux traités furent conclus le 8 mars avec Nyama, de Sitakoro (Banyakadugu), puis avec Basi, de Gelé (Gadugu), Mãmbi, de Nyagasola, qui avait fort bien reçu Vallière et Bayol l'année précédente, signa à condition qu'on le laissât faire la guerre à ses ennemis. Mãmbi, de Kaaba, que Vallière n'avait pas visité, demanda la promesse qu'il ne serait jamais soumis à Ségou et que son fils le remplacerait.
A Bamako, la méfiance était extrême car on craignait que l'accord de Gallieni avec les Toucouleurs ne se fit aux dépens des animistes. Ibrahima Nyarè hésitait, mais son frère Titi signa le traité. Seul, Dyuké, chef de Sirakoro (rive droite) s'y opposa formellement. Ces traités allaient être confirmés et complétés par Gallieni quand il traversa le pays quelques semaines plus tard.
40. Le traité conclu le 5 avril 1881 avec le chef Dyaluna Sidiki, de Buguru, au nom du « Bure » (en fait du Bidiga) présente quelques particularités. Il semble bien qu'il fut signé à Nyagasola et le contractant, qui craignait la colère de Samori, insista pour qu'il restât secret.
41. Idem - Borgnis-Desbordes rapporte qu'une mission de 2.000 soldats anglais, qui se rendait chez Samori, fut retenue par l'almamy de Timbo. Il s'agit évidemment du Dr. Gouldsbury, administrateur de la Gambie, dont la mission visait seulement le Fuuta-Dyalõ où il précéda de peu Bayol, et qui n'emmenait qu'une petite escorte. Bel exemple de rumeur dyula.
42. A l'exception cependant des cadres : officiers, médecins, ingénieurs.
43. La colonne comprenait cette fois 349 combattants et 636 non combattants. Borgnis-Desbordes partit lui-même le 31 octobre, muni des instructions de Canard.
44. Il était accompagné de Bubakar Saada qui apportait à Amadu le contre-projet de traité, établi par Canard avec l'accord de Borgnis-Desbordes. Ce texte insistait évidemment sur le protectorat et la liberté d'action des Français sur le Niger. Amadu ne le signa naturellement pas. Bubakar Saada mourut peu de temps après son retour et l'affaire n'eut pas de suite. L'idée de voir des canonnières sur le Niger horrifiait littéralement le maître de Ségou.
45. Les rapports de Monségur sur la mission Alakamessa et ses préludes se trouvent à Dakar (1 D 169). Le nom de « Bala » y est correctement orthographié, alors qu'il va devenir « Baba » à Saint-Louis et sous la plume de Borgnis-Desbordes.
Ces rapports sont importants. Ils contiennent les premiers renseignements précis dont aient disposé les Français au sujet de la rive droite et du nouveau conquérant malinké. Monségur précise que Bala ne résidait pas à Kéñyérã mais à Faraba. « Kéñyérã est riche, très habité, c'est le passage de toutes les caravanes qui veulent éviter les Toucouleurs de Murgula. Il est convoité par le puissant Samori, son voisin, roi de Konian sur le Niger. J'ai refusé une poignée d'or qu'on m'offrait en cadeau leur disant que j'aurai d'autres services à leur demander ».
Dans la convention du 26, Kéñyérã s'engageait, contre la protection française, à fournir :
Toute la mission repartit avec Alakaméssa sauf 4 hommes que Monségur garda comme messagers ou otages.
Les instructions d'Alakaméssa étaient de visiter Balsa de pousser jusqu'à Kéñyérã, et de se renseigner sur le pays. Il devait rechercher l'alliance de Samori qui est « un musulman très puissant et indépendant, ayant secoué le joug d'Amadu. Il viserait Bamako. Sa résidence est Kangaba. Tous ses voisins sont terrifiés ».
Lettre de Monségur à Samori, roi du Konian… « Depuis que nous sommes à Kita, tous nos voisins sont nos amis car nous sommes des hommes de paix. Kéñyérã a demandé notre protection que nous avons accordée. Nous souhaitons une alliance avec toi pour assurer la paix. Nous sommes forts et ne craignons personne. Nous ne faisons la guerre qu'à la suite d'un outrage, comme à Goubanko… » (26-6-81 Dakar 1 D 169).
46. (Dakar 1 D 62). Tous ces toponymes figurent sur les cartes A.O.F. au 11200.000me. Feuilles Niagasola, Siguiri, Falama, Kankan, Kalana, Damaro. Nous respectons l'orthographe du lieutenant.
Itinéraire 20 jours
47. Dakar : 3 B 98 - N° 12 du 24-3-1882.
48. La vélocité de cette colonne surprend, et elle est à mettre au crédit de Borgnis-Desbordes. Il marchait sans bagages, poussant devant lui un troupeau suffisant pour fournir 10 jours de viande. Il emmenait 128 hommes venus de Kayes et 135 pris à Kita. Parmi les officiers qui le suivaient, Borgnis-Desbordes signale deux remarquables lieutenants indigènes, Alakaméssa que nous connaissons déjà, et Mamadou Racine Sy, bientôt promu capitaine et frère du télégraphiste Madèmba.
49. Le chef Toucouleur se plaignit des Malinké qui s'appuyaient sur les Français pour ne plus lui obéir. Le colonel le rassura sur ses intentions et souligna qu'il ne construirait aucun poste au-delà de Murgula, afin de ne pas indisposer Amadu, qu'il espérait amener à signer le traité Canard. Mais pourquoi Borgnis-Desbordes insiste-t-il encore, lourdement, sur ses intentions pacifiques ?
50. Les étapes de la colonne furent les suivantes :
51. Les rapports Français, contrairement à la tradition orale, appellent Bagaba le chef de Kéñyérã. Bagaba est évidemment Bogõba, père de Kulako-Fèrè. Selon la tradition, il était très vieux et ne se mêlait de rien. Il fut tué avec son fils à la fin du siège [240, 241].
52. Les gens de Kéñyérã lui auraient déclaré : « tu t'es confié à nous, nous ne te livrerons pas mais nous n'aimons pas les musulmans et nous n'en voulons pas parmi nous, continue donc ta route » [240].
Selon une autre version, Day était encore à Kéñyérã au moment où Samori prit Kundyã et il s'enfuit vers le nord à travers le Dyumawañya. Samori l'aurait poursuivi en personne jusqu'à Kamaro puis, renonçant, serait revenu assiéger Kéñyérã [10].
53. Sur la carte au 1/200.000me [Kankan] par 10° 58 N - 9° 02 WSèimana, Odomakoro et Loilakoro capitulèrent avec Kundyã [237].
54. Misa-Ulé, fils de Somindyã- lignage Malobamãsi [241].
55. Dyèmori voulait sauver, dit-on, ses onze fils pris à Sèrèmana par Kémé-Brèma. On nous dit qu'il demanda seulement la permission de continuer à boire du dolo. Au jour dit, il sortit du village habillé en femme et se prosterna [10, 237].
56. Selon Borgnis-Desbordes, Samori disposait de quatre mille hommes. Les défenseurs étaient certainement plusieurs milliers, mais on ne peut avancer aucun chiffre précis. La tradition locale parle de huit sanyé, le rapport de Borgnis-Desbordes de quatre. La contradiction n'est qu'apparente car le colonel nous précise qu'il y avait des sanyé intermédiaires. Les quatre sanyé principaux étaient les suivants :
Parmi les sanyé secondaires,
Les débris du tata de Kéñyérã sont encore visibles (1957) et comportent une muraille en chevrons de type très classique. Les sofas évitaient de se risquer dans le dédale des jardins qui s'étendaient au sud du village, le long du Gbilindo (Pietri, 1885). On notera que Masarã-Mamadi qui comptait de nombreux Kèita du Dyuma dans ses rangs, avait été placé à l'ouest. A l'est, leur fidélité aurait été mise à l'épreuve par leurs parents du Dyumawanya [518, 10, 239 à 241].
57. Ils traversaient le Fyé au gué de Sigifiriya qu'emprunte la route carossable actuelle. Au retour d'un raid sur Gbéso [Goinso in A.O.F. : Faraba] sur le Sãnkarani, les Kèita de Bãnkumana et de Balãnduguni les surprirent au gué alors qu'une moitié était déjà passée sur la rive ouest. Ceux-ci revinrent aussitôt sur leurs pas et les Kèita pris entre deux feux furent écrasés [242, 247].
58. Nèrèkolé [A.O.F. : Faraba] Ce marigot forme la limite des cantons du Nuga et du Kulibalidugu [232, 239]. L'état de terreur et l'absence de réaction des gens de Faraba est confirmé par Borgnis-Desbordes (rapport).
59. Cinq jours avant l'arrivée de Borgnis-Desbordes selon son rapport, trois jours selon Piétri (1885) qui est généralement inexact.
60. Les captifs furent dirigés sur Kundyã et Kankan [10, 241]. Beaucoup s'enfuirent en route et se réfugièrent au Séké puis à Nyagasola et Kita. Parmi ceux-ci, Bolõ Kulibali, le fils de Fèrè-Misa, et Damãn Kulibali qui commandait le contingent de Dyalakoro. Ces exemples montrent que le massacre qui suivit la chute du village ne fut pas général. Seuls restèrent les malheureux que la longue famine avait mis hors d'état de marcher. Ils ne furent pas tués puisque les Français les trouvèrent presque morts de faim dans les ruines du village.
61. Selon Borgnis-Desbordes, il avait annoncé qu'il donnerait les Blancs à ses femmes pour les distraire. On ignore d'où viennent ces ragots. Piétri écrit que toute la colonne de Samori attaqua, alors que le rapport précise bien qu'il s'agissait uniquement de la cavalerie.
Trop peu nombreux, les Français n'avaient pu former de carré mais s'étaient placés sur deux rangs. Piétri nous montre Alakaméssa injuriant Samori de façon fort homérique, du haut de son cheval.
62. En fin de matinée, la colonne occupa le sanyé nord en flammes, sans doute celui de Kémé-Brèma. Elle traversa ensuite les ruines du village et campa à midi dans le sanyé que Samori venait de quitter.
A 13 heures, l'artillerie détruisit le sanyé est (Arafãn-Dyèli?). A 15 heures 3O le lieutenant Mamadou Racine fouilla le village puis occupa le sanyé ouest (Masarãn-Mamadi).
63. Le Kulibalidugu allait se reconstruire partiellement en 1883. Une partie des réfugiés viendra s'installer sur la rive Nord, appartenant au Nuga, après la construction de Siguiri (1888). Telle est l'origine de Komãdyãmbugu [239].
64. Cet épisode se situe à proximité du pont de la route carossable Siguiri-Nyagasola. Alakaméssa dressa en vain une embuscade sur le marigot Botiko.
65. Diélingué in A.O.F. [Siguiri] [232, 252].
66. Ces deux sofas étaient Sãnsõmba-Mori Kõndé, originaire du Sãnkarã, et Modi-Fodé Dumbuya, du Kulunkalã [252].
67. Outre les Kamara et les Magasuba, il y avait à Nafadyi des griots Dyubaté. L'un d'eux, Dyõntamödi, fit intervenir ses confrères de l'entourage de Samori, notamment Morifiñdyã, qui était lui-même un Dyabaté et obtint le pardon du village. Celui-ci fut autorisé à se reconstruire et Samori demanda à Dyõntamödi quelle récompense il désirait. Le griot réclama le site actuel de Burèmfé, caractérisé par deux hautes collines c'est ce qu'on appelait, Gbèrègbèdu. La tradition rapporte que Kémé-Brèma, allant à Nafadyi, avait repéré l'endroit et l'avait signalé à Samori qui aurait eu l'intention d'y installer une résidence (ou une garnison ?). Il commença donc par refuser, mais Dyõntamödi, lui signala que c'était un « terrain de féticheurs » et qu'il n'y serait pas en paix. Samori donna alors le terrain aux Dyubaté mais ils ne l'occupèrent pas tout de suite : ils le défrichèrent seulement et ils étaient encore à Nafadyi en 1885 quand le pays fut évacué à l'approche de Combes. C'est finalement après le traité de Kéñyéba-Kura qu'ils revinrent de la rive droite et construisirent le village actuel [251, 252].
68. Il leva un contingent de guerriers du Nuga commandés par Nabakomã Magasuba [232].
Le Séké, comme le Burè et le Bidiga, devaient seulement payer un tribut en or, soit 1 « moule » par semaine pour le Burè.
69. Cette hégémonie datait du XVIIIme siècle, quand son grand-père, Tèrna-Mãmbi, avait reçu l'appui militaire des Bambara de Ségou. Elle était fondée en partie sur le monopole de la fabrication des pirogues, qui ne pouvaient être construites sans la permission du Mãsa de Kaaba. Ceci lui assurait autorité réelle sur l'ensemble Somono en remontant le fleuve jusqu'à Siguiri [11].
70. Bien que les Kèita dominent largement, comme il est naturel, ils ne contrôlent pas tous les kafu. (voir Leynaud 1967, mais quelques erreurs s'y sont glissées à propos du Minidyã). En partant de Bamako, dans le couloir qui va s'élargissant entre les monts du Mãnding et le Niger, nous trouvons :
Notons que Karã Kéñyéba et Nugani se trouvaient coutumièrement dans la mouvance de Kaaba. L'administration coloniale les rattachera arbitrairement au Yèrèbèté (Narèna) en 1910.
71. Guerre causée par les droits de pêche dans le lac Kolé, formé par la rivière de ce nom près de son confluent avec le Niger [10, 274, 280].
72. Cet événement parait s'être produit un peu avant 1880, sans qu'il soit possible d'en préciser la date [280].
73. Le Kanyogo est enclavé dans le Minidyã et couvre la rive gauche en aval du Nuga [10].
74. Cette unité fondamentale des Kèita, étendue aux deux rives du fleuve, a été acceptée par l'administration française. En dépit de sa politique de morcellement des chefferies indigènes, elle a maintenu un canton unique. Elle s'est contenté de substituer la famille « collaboratrice » de Figira à celle jugée anti-française de Kaaba
75. Selon une tradition isolée [8] cette ambassade se rendit à Damisa-Koro et non à Bisãndugu. Ceci nous reporterait au début de 1879. Les rapports français affirment que Nakani-Mãmbi était déjà beau-père de Samori en 1881 et le factotum du conquérant Ansumana Kuyaté avait épousé Bintu Kuyaté, une griote provenant de l'entourage de Mãmbi [10].
76. Le 17 mai 1881, Kita écrit que Mãmbi a fait annoncer à son beau-père Samori, qu'il avait traité avec les Français. et qu'il lui conseillait d'en faire autant. Le Faama, bien entendu, ne répondit pas. (Dakar, 1 D 58).
77. On lira avec intérêt une analyse de ce phénomène significatif in Margery Perham, Lugard (1956), T. 1, p. 515 à 18. La question avait déjà été abordé, sur un mode plaisant, par l'un des praticiens, le Commandant Toutee, dans son livre plein d'esprit et trop oublié : Dahomey-Niger-Touareg (1895).
78. En premier lieu Borgnis-Desbordes (rapport), suivi par Boilève (id.), Combes (id.), Gallieni (1891, p. 416). Archinard (1890). Vallière qui, sous-estimait l'importance de Kaaba, n'y était pas passé en avril 1880, si bien que les deux interprètes Sénégalais sont les premiers « Français » à avoir visité la place.
79. Faute de pouvoir trouver un texte authentique, le Ministère de la Marine en promulgua un faux. On se contenta de reprendre le texte de Bamako en changeant le nom du contractant. Jusque là rien de grave, les interprètes peu lettrés se promenant avec des traités types tout préparés. Mais on ne jugea pas nécessaire de changer la date, si bien que Mamadu Alfa et Sadyo Sambala sont censés avoir contracté le même jour, 27 avril 1881 à Bamako et à Kaaba, 100 km. plus loin ! (12 Bull. 1126, N° 20.925).
Des extraits en sont publiés sous cette forme dans les annexes du Code de la nationalité Française (Ministère de la Justice, 1946), p. 643.
80. Le Mãmbi de Kangaba n'avait pas signé le traité présenté par Alfa mais consenti verbalement, et il avait envoyé quelqu'un l'accompagner jusqu'à Kita (Dakar, 15 G 126 Correspondance Kita).
Le 12 mars 1885, sur les ordres de Combes, on fouilla de fond en comble les archives de Kita dans l'espoir de trouver ce traité, mais ce fut en vain.
81. Itinéraires : Bãnko, Nafadyi (Minidyã, actuellement Nuga, Siguiri), Tõmbola, Banãnkoro, Kényegbé, Balãnsã, Kéla, Kaaba (Kangaba) [10, 274].
82. Figira-Koro qui avait envoyé des renforts et Manikura furent également cassés « dans la journée ». Mais ils allaient bientôt être autorisés à se reconstruire sous les ordres de Ba Kèita. Dyola passera de Ségou à Kita, chez les Français, et s'installera triomphalement à la place de Mãmbi, à Kaaba, en 1888 [275].
83. Arafã Dyubaté était un griot de Sanãnkoro, jadis très estimé de Samori. Il s'était fâché avec Kémé-Brèma pendant le siège de Kankan, où il commandait la cavalerie. C'est lui qui poursuivit les fuyards à la chute de la ville et on l'accusa de s'être arrêté volontairement au marigot Buturu, près de Baté-Nafadyi, afin de laisser Day échapper. Ce chef militaire, se souvenant qu'il était griot, chantait comme s'il glorifiait l'adversaire : « Voici le Lion - qui ose l'attraper? - Le fils unique de Yèlima-Fatima, voilà qu'il nous échappe - La honte est sur nous ». Son but était sans doute d'exciter les combattants, mais cela ne plut pas au frère de Samori.
A l'assaut de Figira, le bruit courut qu'Arafã avait indiqué à Day la porte non gardée du village en lui envoyant son joueur de Kora, Baturu-Mamadi Kuyaté, un griot de Kèla. On ne peut exclure qu'Arafã ait trahi mais il parait surtout que Kémé-Brèma avait besoin d'un bouc émissaire. Samori le rejoignit en effet peu après la chute de Figira et entra en fureur quand il apprit la fuite de Day. « C'est lui que je veux, s'il n'est pas pris, à quoi bon la victoire. On a déjà retenu la cavalerie au Buturu. Il doit y avoir un traître ici ». Son frère aurait alors lancé l'accusation : « Maulé-Numunkè a vu Arafã arrêter la cavalerie. Tant qu'il la commandera, je ne pourrai pas prendre Day ».
Après avoir interrogé Arafã, Samori aurait alors condamné : « Tu es le griot de ma famille, j'ai eu confiance en toi et voici que tu me trahis, que Kémé-Brèma fasse de toi ce qu'il veut » [10].
84. Une fois de plus, Samori aurait conseillé en vain la modération en suggérant d'exécuter les responsables et de mettre les autres au travail comme captifs [10]. Les affaires de Figira et de Kéñyéroba se placent dans la seconde moitié de mars ou au début d'avril. Borgnis-Desbordes en parle dans son rapport au gouverneur qui est daté du 28 avril 1882 (A.O.M., Sénégal, IV, 75 b).
Après la chute de Kéñyéroba, Woronina qui est le plus vieux village du Finédugu fit sa soumission, tandis que les survivants du massacre se retiraient à Tima, vers la frontière nord du kafu [11, 280].
85. Selon Piétri, ce siège aurait duré un mois. La chute de Kuruba entraîne la soumission de son voisin, Nara Dumbuya, chef du Tyaka, dont nous aurons à reparler [11, 274].
86. Les traditions se contredisent un peu sur ce point. Selon certains, Famako serait venu de la rive Est en compagnie de Kémé-Brèma qui traversa le fleuve à Gèlèba, près de Kéñyéroba [280].
87. Le chef de Nugani était alors Sabuyãmba-Madi Kèita. Le Finédugu était représenté par Woronina car Kéñyéroba restera désert jusqu'à l'arrivée des Français [11, 278].
88. Balãn-Kumaghana a une certaine importance stratégique car il marque la pointe sud du Vieux Manding. C'est ici que la piste de Ségou à Murgula et Nyagasola s'infléchit vers le nord-ouest [11, 276, 277].
89. Aminata-Dyara, partant de Narèna passa dans l'étroit défilé qui sépare le Balamãsaya-Kuru du Famãsa-Kuru et obtint sans difficulté la soumission de Balamãsaya, dernier village du Yèrèbèté. Au-delà, il entrait dans un nouveau kafu Kèita, le Bakamã, qui est lié coutumièrement à Nyagasola, beaucoup plus qu'à Kãngaba. Il brûla sans combat Namagana, Mambila et Kamalé. Kendyaba Kèita, le chef de Kamalé, s'était réfugié en pleine montagne à Nyumamagana, chez les Kèita du Baya-Kongo, partie occidentale du Sobara. C'est en le poursuivant qu'Aminata Dyara s'enfonça dans les gorges étroites du Télisin et du Kobala, jusqu'à Kolèna où il fut surpris. Au retour, il s'installa en garnison à Balãn-Kumaghana [11, 276, 277]. Cette campagne d'Aminata-Dyara paraît s'être déroulée après le départ de Samori, donc vraisemblablement, en juin-juillet. Piétri signale en août une panique à Nyagasola, car des sofas seraient venus réparer les ponts devant l'armée de Samori. Il envoya alors 100 guerriers de Gubãnko, ralliés depuis l'année précédente, pour rassurer Mãmbi (Piétri, p. 364). Il ajoute que Samori, décevant « l'almamy » de Murgula est rentré dans le sud en laissant son frère « Fabu » (Kémé-Brèma). Piétri contredit ainsi sa propre lettre du 30 juin où il signalait déjà que Samori était chez les Wasulunké (A.O.M., Sénégal, IV, 77). Je suis évidemment celle-ci plutôt qu'un livre écrit au fil de la plume pendant un congé et fourmillant d'incertitudes. Il y a trois explications possibles à ces contradictions de détail :
90. On ne peut préciser davantage cette chronologie. Dans une lettre de Piétri, commandant de cercle de Kita, au Gouverneur du Sénégal, en date du 30 juin, on trouve à la fois mention de la chute de Courba (= Kuruba) et de la menace des Wasulunké sur les arrières de Samori « qui a été à leur rencontre sur le Maayel-Bhalewel (i.e. Sãnkarani) mais n'a pas osé les combattre ». (Dakar 1 D 62).
Aucune source européenne ne signale les assises de Samaya ni les opérations du Yèrèbèté. Je les situerais volontiers en avril-mai.
Le 30 août, une lettre de Borgnis-Desbordes au gouverneur du Sénégal signale que Samori est reparti dans le sud où il prépare son retour pour la fin de l'hivernage. Supposition qui s'avérera erronée. (F.O.M. Sénégal IV, 77).
91. Gallieni (1885, p. 597-599) est le premier à donner quelques renseignements sur le Wasulu qu'il distingue parfaitement des états de Samori (appelés à tort Morébélédougou). Ceci rend impardonnable la confusion opérée cinq ans plus tard par Péroz, confusion qui a malheureusement connu la plus large diffusion.
92. Bolu-Mamudu était remarquable pour son teint très noir. Il était très petit, mais extrêmement large et d'une force extraordinaire [348]. Pour la situation du Wasulu [340 à 359].
93. Ce gué est actuellement emprunté par la route carossable Yanfolila-Komisana. Selon la tradition, le combat commencé un peu avant le lever du soleil, était terminé avant les chaleurs [342].
Le combattant le plus notable qui périt au Koroko fut Dyigiba-Tumani, de Dalaka (Dyõndugu), alors principal lieutenant d'Adama-Tumani.
94. La plupart de ces chefs furent confirmés dans leurs fonctions. Citons, pour le Ba-Sidibé, Magada et Filifémbu dont le fils, Bu-Sulémani, après avoir commandé à Dyãsa va désormais suivre les sofas ; pour le Dyalõfula, Wèléndé, Bura et Moriba ; enfin, bien entendu, Adama-Tumani pour le Dyétulu [340 à 344].
95. Trois bolo, c'est-à-dire trois cents hommes environ [352].
96. C'est le Kankary de René Caillé, Kãngarè et Kéñyérã étaient les grands marchés où les dyula du Sahel venaient acheter des esclaves Wasulunké durant les guerres du XlXme siècle [338].
97. Lãsinè Dumbuya, de Sèlèkèñyi, et Dugu Dumbya, de Kãngarè. Par contre le chef de la terre de Tègã, un Kamara, dont le rôle rituel était considérable dans l'ancien Mãnding, ne se dérangea pas : la coutume lui interdisait de traverser le Sãnkarani. Le Gbaya est peuplé de Malinké et non de Bambara [337].
98. L'installation de Kémé-Brèma à Faraba ayant eu lieu au début de l'hivernage, elle doit se situer su plus tard en juillet 1882 [11, 281].
99. Baninko, « Derrière le Bani ». Ce terme d'extension variable couvre les pays Bambara de la rive droite que l'on trouve à l'ouest du Béndugu (San). On le réserve le plus souvent à la région de Dioila [131 à 322]
100. Si restreinte que fût l'occupation Toucouleurs, Gallieni s'étonna de son étendue sur la rive droite que ni les renseignements disponibles à Saint-Louis, ni ceux de Soleillet ne laissaient prévoir (1825, p. 341-342). Désireux de voir s'effondrer cet Empire musulman, les Français prenaient, semble-t-il, leurs désirs pour des réalités
101. Les kafu qui s'insurgèrent alors occupent actuellement la plus grande partie de la subdivision de Bamako (rive droite). Le Dyalakorodugu, où dominent les Samaké, était le coeur de la révolte. Il fut soutenu principalement par le Marakodugu (chef Syéndyara Samakè, de Wolosèbugu) et bien entendu par le Dyitumu, pays du chef de la terre Fotigi Samakè [281]. Les petits kafu de Dyankala (Traorè), Morila (Traoré) et Sotigila (Samakè) se joignirent au mouvement, ainsi que le Kirlékuma (Traoré) chef-lieu Sanãnkoro. Enfin le chef du Safé, Samadyè Kulibali, de Bugula, se rallia aux insurgés quand leur succès parut assuré. On comprend son hésitation car le tata de Tadyana était construit sur son territoire [282]. Par contre, vers le nord, les Dumbya et Bagayogo du Muntugula et du Kélimbadugu ne bougèrent pas. Il s'en alla de même, plus à l'Est, des Traoré du Dyémabugu, qui se trouvaient trop près de la garnison Toucouleure de Dyumãnsana commandée par le redoutable Bénãnko Dyaora [284]. Les Traoré du Bolé, en face de Bamako, et les kafu Malinké de l'amont (Solo, Mugula, Gbanã et Tyaka) restèrent à l'écart du mouvement [283].
102. Dyalakoro-Ba, chef-lieu du canton de Dyalakorodugu au kilomètre 50 de la route Bamako-Bougouni [281, 282].
103. Daba avait reçu Gallieni l'année précédente (1885, p. 347-348).
104. Je n'ai pu procéder dans cette région qu'à une enquête très extensive. L'une des traditions recueillie déclare que cette guerre dura cinq mois [282]. Cette durée est possible, mais la seule chose certaine est que la révolte commença après la récolte, donc vers novembre-décembre, et que Tadyana était tombé avant l'arrivée de Kémé-Brèma à Faraba vers juin-juillet 1882.
105. Le kafu traditionnel du Solo ne comprend que la partie septentrionale du canton administratif. Celui-ci inclut en outre le Mugula et le Gbana (rive droite du Niger à la hauteur du Badugu) [11].
Le Bolè est peuplé par des Kulibali, maîtres de la terre, qui ont gardé la prédominance, et des Traoré venus plus récemment. Il occupe la rive droite en face de Bamako avec qui il entretient des relations rituelles très étroites [283].
106. Il passa par Numfara et Fabula qu'il cassa sans résistance [342, 352].
107. Chef de Sadyurula (Satigila), situé plus au sud dans le Gbãndyagha (80° 14' W 10° 38' N). Son fils, Numã-Solomini fut tué au combat [352].
108. Comme on l'a vu, Sotigimaliila (Sotigimalikila, in A.O.F. [Farama] était le seul village du Dyétulu qui avait refusé de se soumettre après la bataille de Dyaba. Parmi les chefs du Sanãfula qui vinrent à son secours, on cite outre Malédyã, de Lênsoro (Dyõndyomana), Nãnténen-Malalu, de Malila, et Moro Dyallo, de Ségéla [342,352].
109. D'après la tradition, il pleuvait encore beaucoup. On devait être au plus tard en octobre [352].
110. Guifoua in A.O.F. [Farama].
111. Il plaça Satiginuma à la tête du Gbãndyagha et Malédyã, dans le Sanãnfula. On notera que, coutumièrement, Malédyã était seulement le chef de guerre de son oncle Kotyè-Sori. Dans le Dyétulu, il remplaça Adama-Tumani, animateur de la coalition, par son neveu Dyabi, fils d'Adjigbé [342, 352].
112. Il visita notamment Ntèntu (Kurulamini), Sougouni (Banimonotyé), Gbaralo (Tyèmmala), Maféléba (Nyénédugu) et Fulaba (Bilãtumã). Ces cinq cantons forment le noyau du cercle de Bougouni. Tari-Mori, envoyé de Kémé-Brèma, viendra à Garalo pour leur faire boire le dègè vers Décembre 1884. Tels sont les kafu qui envoyèrent à la fin 1882 des délégations à Sanãnkoro et qui participèrent aux côtés de Samori à la guerre de Gbankundo. [12, 299, 301, 304, 307, 308, 348].
113. Dans une lettre de Borgnis-Desbordes au gouverneur du Sénégal, datée de Dyõ le 30 janvier 1883, il est écrit : Il est vrai que « Samori, avec ses troupes, est toujours dans le Wassoulou . (Dakar 1 D 67). Il est clair que « Wasulu » est employé Ici dans le sens général de « Pays du Sud ».
114. Gallieni signale ces raids qui touchèrent particulièrement le Bambélédugu, le Tinkadugu, le Kokun, et le Nafanadugu. Voici la liste, par kafu, des chefs qui allèrent boire le dègè chez Kémé-Brèma:
Le Nafanadugu, chef Sékolo Koné, de Koyéna, est habituellement inclus dans le Banã, mais cette fois, il fit sa soumission à part, avec le Dyalakadugu [285 à 290 et 295].
115. Le Kéléyadugu avait pour chef Bèsi Bagayogo. Le Dyalakadugu était commandé par Syãmba Dumbya dit Tyèmogho, chef de la terre de Sido et le Satana, par Masira-Moriba Sãngarè, de Silatogo [291 à 294].
116. Et le Kèlimbadugu, dépendance du Muntugula. Ces deux kafu sont peuplés de Dumbuya, maîtres de terre et proches parents de ceux du Tyaka, mais aussi de Bagayogo. Le Mégétana et le Mõmfa, qui sont étroitement apparentés, appartiennent tous deux au clan Dyara [11, 284].
117. Des tissus britanniques et une captive [11].
118. Date évidemment approximative. Nous savons seulement par la lettre de Borgnis-Desbordes, datée de Dyõ le 29 janvier, que Kémé-Brèma était à Balãn-Kumaghana et qu'un autre lieutenant de Samori (évidemment Masarã-Mamadi) se trouvait dans le Burè.
Kémé-Brèma passa par Darabugula, puis longea la rive droite du fleuve par Gbèlèba, Nãndyilla et Mãnkono [11].
119. Cette frontière traditionnelle est marquée par la rivière Balãnko qui se jette dans le Niger à Samalé, et, plus à l'intérieur des terres, par la montagne Binkulu, contrefort des monts du Manding.
120. Le plan de campagne fut expédié de Kita, le 18 janvier 1882 (Dakar, 1 D 65).
121. Dakar 3 B 98. Lettre du 10 mars : « Je transmets au Ministre votre plan de campagne sans l'approuver car je n'admets pas la construction d'un fort au-delà de Kita avant que le chemin de fer atteigne ce point. »
122. Monteil, 1924, p. 6.
123. Dakar 3 B 98, lettre du 13-1-1882 et 3 B 98, lettre du 24-3-1882 : « Envoyez-moi cette carte quoique je sois antinigériste, je la consulterai avec plaisir ». Il s'agit de l'itinéraire de Kéñyérã.
124. Il conviendrait d'étudier comment évolua l'opinion sénégalaise qui, d'abord hostile à cette pénétration imposée par les militaires, y deviendra progressivement favorable. Maurel et Prom y sont opposés dès le début bien qu'ils soient chargés des fournitures nécessaires au chemin de fer de Kayes.
Devès et Chaumet qui protestaient en 1878 contre l'affaire de Sabusirè contrôlaient le journal « Le petit Sénégalais » qui, à partir de 1886, soutiendra la marche en avant.
125. Dakar 3 B 98. Le 10 mars 1882 : « Votre situation militaire à Kita était supérieure à celle de Saint-Louis, dégarni par les combats de Casamance et cependant, je vous envoie des renforts ». Le 29 mars, à propos de l'affaire de Kéñyérã : « Au point de vue militaire, c'est certainement très beau et cela prouve votre énergie de fer mais ce n'est peut-être pas très bon du point de vue des travaux et du ravitaillement de Kita, qui est peut-être encore en souffrance et dont vous ne me parlez pas ».
Le 1er juin, en réponse à la démission de Borgnis-Desbordes : « Vous faites erreur en disant que mes dernières mesures vous empêchent d'aller vous rétablir en France. J'ai fait depuis huit mois tout ce qui est humainement possible pour le Haut Fleuve et je n'ai pas réussi à vous satisfaire. C'est regrettable : mon successeur sera peut-être plus heureux ». Le gouverneur Vallon insista, dès sa prise de service, le 28 juin, sur l'état déplorable des moyens de transport : « Je n'ai que cinq remorqueurs en carton, dont trois sont immobilisés à Saint-Louis et deux vétustes, aménagés pour les régions froides, incapables de naviguer sur le fleuve ».
126. Flanqué d'un Sous-Secrétaire d'Etat aux Colonies assez terne, Berlet, Jauréguiberry garda la Marine du 30 janvier 1882 au 29 janvier 1883, sous les Ministères Freycinet, puis Duclerc. On retiendra qu'en Indochine on attendit la formation du Gouvernement Freycinet pour envoyer Rivière au Tonkin.
127. Canard paraissait évidemment, à beaucoup de ses camarades, un peu « bas de plafond » pour occuper de telles fonctions.
128. Vallon, enseigne sous Faidherbe était alors capitaine de Vaisseau. Il sera amiral retraité quand il se fera élire comme député en 1889, à la place du commerçant Gasconi.
129. Le capitaine Piétri, qui arrivait de France, avait quitté Saint-Louis pour le Haut Fleuve le 5 mai (3 B 98). Les instructions que Borgnis-Desbordes laissa le 12 avril au commandant du fort de Kita lui ordonnaient pour l'hivernage une stricte défensive. Elles l'incitaient cependant à se renseigner, à s'efforcer de ramener Kaaba dans l'alliance française et à « faire propagande contre les fanfaronnades de Samori ». (Dakar, 1 D 62).
130. La colonne, qui avait quitté Kita le 1er mai, n'arriva que le 18 juin à Saint-Louis après avoir dû descendre le fleuve à la cordelle de Kayes à Mafou. En effet le « Podor », le seul remorqueur dont le tirant d'eau fut assez faible pour remonter avant les hautes eaux, venait d'être refusé par la commission. On voit que les difficultés invoquées par Canard n'avaient rien d'illusoire (Dakar, 3 B 98) lettre du 1er juin 1882).
131. Il réclamait en renfort :
132. Bourdiaux, officier d'Artillerie de Marine, était chargé d'activer les constructions militaires durant l'hivernage. Il était assisté du commandant Boilève.
A.O.M. Sénégal I, 99. Tout ce dossier est transmis par Vallon au Ministre le 13 août. Bourdiaux quitta Saint-Louis fin juillet pour arriver à Kita, le 9 août afin de préparer l'arrivée de la colonne. Il y trouva une situation si mauvaise qu'il se rallia presque au point de vue de Vallon : « C'est un cloaque informe et malsain… ma conception est que la campagne serait absolument compromise si on l'entreprenait avant d'avoir à Kayes une base solide d'opération, logements et magasins. »
133. Il cite les premières instructions données à Bourdiaux dès son arrivée le 26 juin. « La pointe hardie de Borgnis-Desbordes a suffi a affirmer notre prestige et nos intentions… Il n'est pas opportun actuellement d'éclairer la route de Kita vers le Niger… Il faut remettre à un autre moment la création d'un poste sur le Niger». Cette lettre du 4 septembre est annotée le 19 septembre par le directeur des Colonies à destination du ministre : « Le gouverneur constate les difficultés mais n'apporte pas de fait nouveau. S'il craint que son âge et ses forces ne suffisent pas il n'a qu'à accepter son remplacement. - (A.O.M., Sénégal, I, 99).
134. A.O.M. Sénégal IV, 79 Outre Bamako, il préconisait la construction d'un fort secondaire à Kundu.
Par ailleurs, la gestion de Borgnis-Desbordes durant la campagne précédente avait été examinée par l'inspecteur Joubert ; « Borgnis-Desbordes ne s'est pas laissé arrêté par les obstacles, on peut l'en féliciter. Il a eu raison d'emprunter aux traitants du fleuve, le Gouverneur n'ayant pas pu envoyer de fonds. C'était irrégulier, mais nécessaire. - (Note d'inspection du 1-9-1882 - A.O.M. Sénégal I, 99).
135. Les instructions prévoient aussi l'achèvement des trois forts de Bafoulabé, Badumbé et Kita, et le prolongement de la ligne télégraphique jusqu'au Niger. Le Docteur Bayol, placé sous l'autorité du commandant supérieur, était envoyé en Mission d'amitié dans le Kaarta pour y saper l'autorité des Toucouleurs. Nous verrons que cette mission sera détournée vers le Bélédugu.
136. Ces instructions seront accueillies avec humeur par Borgnis-Desbordes, qui n'aimait pas qu'on évoquât des obstacles :« elles étaient peu encourageantes pour mes compagnons d'armes et pour moi. Sans me dissimuler en rien l'importance de ces difficultés… je me croyais capable de les surmonter grâce au concours dévoué de mon personnel qui, loin de Saint-Louis et sous mon unique direction, retrouverait rapidement la confiance sans laquelle tout parait impossible et tout le devient réellement. » (Rapport).
137. L'aviso « Ecureuil » quitta Saint-Louis à cette date avec les premiers éléments.
138. Dakar, 3 B 98 Lettre à B.-D. du 25 janvier 1883 : « N'hésitez pas à briser les résistances inattendues dont vous parlez. Je vous soutiendrai. Il faut à tout prix que la prochaine campagne soit décisive. »
René Servatius, magistrat fort mal noté, venait de perdre la fonction de Procureur de la République au Tribunal de Fort-de-France.
139. Cependant le « Podor », qui avait enfin été mis en service, permit la poursuite du travail.
140. La colonne de ravitaillement était partie dès le premier novembre, le personnel des travaux militaires sous les ordres du commandant Lagarrigue le 12 novembre, et la mission topographique le 16 novembre.
141. Dont 302 Européens contre 238 Indigènes. Les méthodes de la conquête ne sont donc pas encore au point.
142. Le Capitaine Archinard, comme les années précédentes, reprit aussitôt les travaux du fort
143. Pour cette raison, il avait renoncé à envoyer un détachement sur la rive gauche du Bakoy. La route de Nyagasola l'emmenait droit dans le dispositif de Kémé-Brèma, vers Balãnkumaghana. Celle du Bélédugu lui permettait au contraire d'atteindre le fleuve sans rencontrer les sofas, et il espérait qu'un ralliement massif des Béléri aux Français découragerait Samori et isolerait les Toucouleurs de Ségou de ceux de Nioro (mission Bayol).
La mission topographique du capitaine Bonnier, le futur héros de Tacoubao, quitta la colonne à Kayes pour explorer la « confédération du Bafiñ ». Ce kafu était le seul qui soutint encore les Toucouleurs de Kundyã, qui gardaient, grâce à lui, une piste ouverte jusqu'à Dinguiraye. Quittant Kayes le 16 novembre, Bonnier séjournera du 13 au 15 décembre chez Sago-Bamaka, chef de Gafã. Il lui imposa un traité de protectorat et en fit signer un autre le 16 décembre au Gãngarã alors qu'il rejoignait Kita.
144. Le Birgo, après 40 ans d'occupation Toucouleurs, passait ainsi sous la domination française. Borgnis-Desbordes nomma comme chef Guluko, de Mamakono, qui lui parut énergique, mais n'avait aucun droit à la chefferie. Ce fut l'origine de difficultés coutumières qui ont duré jusqu'à ces dernières années. Après la chute de Murgula, le capitaine Delanneau fut chargé d'une mission topographique dans le Birgo et le Gadugu afin d'en éliminer les derniers vestiges de domination Toucouleurs (du 23 au 30 décembre). Bien reçu à Gelé par Basi, il autorisa le percepteur Toucouleur, Sadyo, qui avait fait se soumission, à demeurer dans le pays.
145. La colonne comptait au total 521 hommes, dont 243 Européens au départ de Kita. Daba fut enlevé grâce aux brèches ouvertes par l'artillerie dans le tata. Une compagnie de tirailleurs et une autre d'infanterie de marine donnèrent l'assaut. La première eut trois tués dont un officier et 24 blessés sur 80 hommes. La seconde, un tué et 13 blessés sur 64 hommes. Ces chiffres montrent l'acharnement du combat. Parmi les vaincus, Nãmbi aurait trouvé la mort avec 23 hommes.
146. La colonne traversa ainsi le 27 janvier Woloni et le 28 Guinina où fut installé un poste provisoire pour couvrir les communications. Le 29, elle trouva Dyo évacué et le village ne se soumit qu'après une longue palabre. Ginina est rattaché actuellement au Ntosomana, mais ce fait est contraire à la coutume. Il en va de même pour Dyo, que l'administration a rattaché au canton de Bamako qui, traditionnellement, s'arrêtait à Kati.
147. Contrairement à Gallieni qui, dans sa fuite désordonnée, avait descendu la falaise plus à l'ouest, vers Grigumé et était entré dans la plaine par la vallée du Wèyãnko, Borgnis-Desbordes arriva tranquillement par Kita et Soknafi, dans la vallée du Koni qui longe le pied du Kuluba. Une description détaillée de l'occupation de Bamako est donnée, d'après les carnets de Borgnis-Desbordes par Meniaud (1931, T. 1, pp. 168-174).
148. C'est durant cette cérémonie que Borgnis-Desbordes prononça son fameux « discours du Niger », souvent reproduit depuis (La France en Afrique occidentale, p. 435). La pose de la première pierre eut lieu le 5 février et le début des travaux dirigés par Archinard le 7, ce qui explique la discordance des sources sur ce point.
149. Pour la vie de Madèmba Si on se reportera au livre de son fils, le capitaine Abd-el-Kader Mademba. « Au Sénégal et au Soudan Français » (1931).
150. Le ravitaillement des hommes laissait aussi à désirer. La colonne n'avait plus de vin et peu de tafia aussi les soldats devaient-ils se rabattre sur le dolo.
151. Traduction in Meniaud (1931), T. 1, p. 177.
152. Bayol dut limiter sa mission du Kaarta à une brève reconnaissance du Tomora (rive droite, cercle de Bafoulabé), cf. Bayol (1888).
153. Piétri, durant son séjour à Kita, semble s'être fort mal renseigné sur les événements de la rive droite. Le 30 janvier, à Dyo, Borgnis-Desbordes croyait encore trouver 1.500 Toucouleurs à Tadyana (Dakar 3 B 98). On a vu que ce village avait été occupé par les sofas durant l'hivernage, donc au plus tard en octobre 1882.
154. Les premiers rapports français appellent Petit Bélédugu le Bélédugu du Sud, correspondant à la subdivision de Bamako (rive gauche) moins le Mãndé (cantons de Bamako, Ntosomana, Bosofada, Daba, Turodo et Kalifabugu) et Grand Bélédugu, celui du Nord, qui est délimité de façon beaucoup moins précise car on a tendance à confondre sous ce nom l'ensemble des pays Bambara situés au Nord du fleuve et à l'Est du Kaarta. Dans son interprétation la plus restreinte, ce « Grand Bélédugu » couvre la subdivision de Kolokani et le cercle de Koulikoro (rive gauche). Certains rapports y rattachent également la subdivision de Ségou (rive gauche), jusqu'aux approches de Sansanding (y compris Sagala et le Markadugu) ainsi que des fractions de celle de Nara (Murdya, Dyõnkoloni). Cette interprétation extensive n'est pas fondée et s'explique seulement par une connaissance imparfaite du pays.
L'itinéraire de Mari-Sirè fut le suivant : Bamako, Dyogo (actuellement gare du chemin de fer), Nosõmbugu, Nõnko, Niara, Kumi, Mânya (Subd. Kolokani), Dãmpa (cercle de Koulikoro), Murdya, Duabugu, Ségala (Subd. de Ségou). Borgnis-Desbordes aurait voulu qu'il aille jusqu'à Gumbu dans le Wagadu (Nara).
155. Que serait-il arrivé si Borgnis-Desbordes avait trouvé Bamako occupé par Fabu? Il est clair qu'il lui aurait enjoint de vider les lieux en arguant du « traité » de 1881, et que le heurt se serait produit deux mois plus tôt dans des conditions encore moins favorables aux Français. L'issue aurait vraisemblablement été la même mais, du point de vue de Fabu, la situation aurait été tout autre. Son frère n'aurait pas pu lui reprocher la lenteur de ses mouvements et il n'aurait pas été tenté de poursuivre le combat pour se réhabiliter.
156. Les jalons des Samoriens dans le Bélédugu s'étendirent semble-t-il bien plus loin et la question mériterait une enquête sur le terrain. Il ressort du récit de Bayol que leur influence atteignait Murdya (subdivision de Nara) où le chef Nama attendait leur victoire sur les Français (1888, p. 138). Il semble bien que les Samoriens projetaient l'opération que les Français allaient réaliser : la prise en main de la zone Bambara insurgée pour isoler définitivement Ségou de Nioro.
157. Famako aurait utilisé deux bolo, soit 200 hommes et aurait eu 34 tués. Cette première attaque aurait eu lieu une semaine ou dix jours avant la chute de Sibi [279].
Une tradition précise que Sibi fut pris d'assaut en une heure de combat [279].
158. Une partie des hommes valides demeura à Kotorõntu au coeur du massif. Les vieillards furent évacués sur Bambarana du Bélédugu.
Fafèrè Kamara, qui s'était rallié à Kémé-Brèma ne réoccupa pas le village mais s'installa à Kalasa, qui s'était en effet soumis sans combat. C'est là que se retrancha une garnison de sofas commandée par Fasinè.
Dès l'arrivée des Blancs, Fafèrè se soumit et reconstruira Sibi en 1884.
159. Kéñyéro, comme Sibi, fut pris dans la journée en dépit de son solide tata. Dyola, frère et héritier de Mfali, s'était enfui à Kalima, près de Karamoghola, dans le Kéñyéba-Kõngo. Après la victoire des Français, il se ralliera et reconstruira Kéñyéro. Numagã Kèita, chef de Sagwalé fit de même [276 à 278].
160. Tyèkoro affirma qu'aucune attaque ne se préparait contre Bamako et que la présence de son fils dans les rangs des sofas n'avait aucune signification hostile. Il demanda même à en jurer sur le Coran (Pietri, 1885).
161. La terreur répandue par ces exécutions eut des effets imprévus : elle mit en fuite les délégués du Bélédugu qu'avait ramenés Mari-Sirè, et qui étaient hébergés chez Tyèkoro.
L'offensive des Samoriens, attendue depuis plusieurs jours, fut un véritable soulagement pour les Français qui vivaient dans un état de tension insupportable. Dans la nuit du 30 au 31, Borgnis-Desbordes en alerte avait tenu ses officiers éveillés jusqu'au matin, cf. : les lettres d'Archinard publiées par Meniaud (1935, T. 1, p. 215 à 231).
162. Piétri qui était suivi par Mari-Sirè et ses hommes emmenait 13 soldats d'infanterie de marine, un peloton de tirailleurs, 12 spahis, une pièce de 4 de montagne. La façon dont ce canon descendit puis remonta la falaise abrupte des monts du Mãnding est un assez bel exploit. Les bêtes de somme déchargées, les fardeaux furent acheminés à dos d'homme.
L'itinéraire de Piétri fut le suivant : Guinina le 1er avril, Domblia le 2, Guénigue (écrit Djinindiébougou in A.O.F. [Bamako-ouest] le 3, Sibi le 4.
Ginina était tenu seulement par huit hommes.
Quant à Fasinè il aurait eu 2 à 300 hommes dont une cinquantaine de cavaliers d'après les lettres d'Archinard.
163. Falani est Farada [A.O.F. - Bamako-ouest]. Le principal succès de Fasinè fut la capture à Faraba d'un troupeau de bufs appartenant à l'intendance, mais Piétri le reprit le 5.
164. 25 morts, 15 prisonniers. Fasinè et la plupart de ses hommes purent cependant s'enfuir. Ils capturèrent même quelques auxiliaires de Mari-Sirè qui s'étaient lancés imprudemment à leur poursuite.
165. La destruction de Duabugu est décrite de façon très vivante par Piétri (1885), et très sèche par le rapport de Borgnis-Desbordes qui précise cependant qu' « un grand nombre d'habitants furent tués ». Le village détruit ne fut reconstruit qu'en 1885. Après cette exécution, le Bélédugu ne bougea plus.
166. Une carte de l'état des lieux en 1883 in Meniaud (1931), p. 170. On écrit souvent Wèyã-Wèyãnko.
Fabu avait plusieurs milliers d'hommes et quelques centaines de cavaliers (Archinard in Meniaud, 1931, P- 221. Les gens de Kaaba, qui combattaient sous ses ordres, auront à eux seule une vingtaine de tués.
167. Ici encore, récit très animé de Piétri (1885), précis et incolore du rapport. L'affaire fut engagée à l'aube par 14 spahis, les derniers qui restaient à Borgnis-Desbordes. Ils repoussèrent les sofas du Dunfi au Wèyãnko. Puis se replièrent jusqu'au fort d'où partit peu après l'attaque principale. Le retraite du barré par une température infernale fut un martyre pour les soldats européens « tellement épuisés que plusieurs d'entre eux n'avaient plus la force de mettre leur fusil en joue… (Ils étaient) littéralement à bout de forces et plusieurs s'arrêtaient en route, on avait beau leur répéter qu'en restant en arrière, ils seraient mutilés et tués, ils répondaient qu'ils ne pouvaient plus marcher. Ils furent sauvés d'une mort certaine grâce au dévouement de M. de Poly, lieutenant de spahis et de M. Bonnier, lieutenant d'artillerie » (rapport p. 226). La colonne rentra au fort à 13 h. 30. Elle avait tiré 6.000 cartouches et 25 obus. Elle avait perdu 2 disparus, 1 tué, 20 blessés, soit un dixième de son effectif. Deux chefs sofa et de nombreux hommes étaient tués dans le camp adverse (Archinard in Meniaud, 1931, 1. p. 224).
168. Pendant cette période d'attente, Kémé-Brèma fit exécuter en vue du fort deux des auxiliaires Bambara pris à Fasinè. Il envoya le troisième, un griot, la main tranchée, inviter Borgnis-Desbordes à quitter le pays (Pietri, pp. 410-411).
169. Ce défilé boisé avait été reconnu par les corvées d'Archinard qui coupaient en février le bois de charpente du fort.
170. Outre le riz, le butin pris au camp de Fabu comprenait 100 kg de poudre. Quant aux pertes de Kémé-Brèma, Archinard dit dans ses lettres : « sa fuite a été si rapide que nous n'avons pas du lui faire grand mal ». (16 avril) (op. cit., p. 224).
171. Farabugu est le Farabana in A.O.F. [Bamako-Ouest], près du marigot Koutoubadjilan.
La frontière séparant le pays de Bamako du Badugu est le marigot Balãnko trois kilomètres plus au sud.
172. La colonne passa par Kirina et Kursalé qui se soumirent et furent épargnés. Samako et Kolé furent détruits avec Bãnkumana où les Français séjournèrent le 23.
Kémé-Brèma venait de repasser le fleuve et observait les événements depuis Mãkono. Ce village fut bombardé le 23 par l'artillerie de la colonne et le frère de Samori se retira enfin à Faraba.
173. En dehors du Sobara (Bintanya, Barya-Kõngo, Kéñyéba-Kõngo). Les Français obtinrent le ralliement du Kanimbala, du Sendugu (Sibi, Bãnkumana), du Balauléni (Kursalé, Nafadyi) et du Badugu (Dyèliba). (Rapport Borgnis-Desbordes).
174. Le Finédugu, où Kéñyéroba n'était reconstruit qu'en partie mais allait demeurer le dernier kafu soumis à Samori vers l'aval.
175. Ruault, annoncé par Saint-Louis, n'étant pas encore arrivé, c'est le capitaine Grisot qui assura l'intérim au départ de la colonne. Borgnis-Desbordes croisera Ruault, qui accourait du Sénégal le 20 mai à Badumbé.
Désormais, les renseignements sur le Soudan sont recueillis à la fois par le commandant de Cercle de Kita (Monségur) et celui de Bamako. Nous n'avons malheureusement conservé que des bribes de la correspondance de Kita. En revanche, le journal du poste de Bamako figure dans les archives nationales du Mali à Koulouba. Il va nous être très précieux pour les mouvements des armées Samoriennes du Nord.
176. Murdya et le village voisin de Duabugu sont dans le cercle de Nara. Borgnis-Desbordes déplora que Bayol n'ait pas poussé comme il le souhaitait, jusqu'à Ségéla (cercle de Ségou), ce qui permettait de faire la jonction avec les insurgés du Markadugu et Sansanding.
Les principaux traités de Bayol furent conclus avec le Gwézéna (Kolokani) le 24 avril, le Dampa (Koulikoro rive gauche) le 1er mai et Murdya le 5 mai. Les 13 et 15 mai, il passa des traités fictifs avec le Dyõnkoloni( Subdivision de Nara) et Sagala, qu'il n'avait pas visités. Le 22 mai, sur le chemin du retour, il traitait avec le Doérèbugu (Koulikoro) et le Nõnko (Kolonkani).
Bayol rentré à Bamako le 28 mai, prit aussitôt la route de la France.
177. On notera l'épisode de Nama Dyara, chef de Murdya, qui après avoir signé le traité non sans réticence, prit une attitude menaçante à l'égard de Bayol, quand il rentra le Il mai de Duabugu. Il avait été retourné par la fausse nouvelle que Kémé-Brèma avait écrasé la colonne à Nafadyi du Balauléni (Bayol, 1888, p. 146).
Nous verrons que Nto, le chef du Markadugu, était également en rapport avec Samori, qui ébauchait ainsi une véritable coalition anti-Toucouleur.
178. Cela ressort de la lettre du 24 septembre 1882, publiée pour la première fois par Meniaud (1931. P. 195).
179. La lettre écrite à Kundu, le 4 mai, prouve que Borgnis-Desbordes accordait désormais la priorité à Samori (F.O.M., Sénégal IV, 77).
Les lettres d'Archinard attestent que le colonel songeait déjà à un débouché maritime sur la Côte des Rivières pour échapper à la servitude des communications au Sénégal et aussi, sans aucun doute, pour alléger la tutelle du gouverneur (Meniaud, 1931).
180. Borgnis-Desbordes était à Kayes le 3 juin et s'embarqua le 19 pour descendre le fleuve.
Le 29 juin, après une quarantaine impitoyable subie sur l'Ile de Todd, le personnel européen de la colonne monta à bord du « Richelieu » qui appareilla le 3 juillet pour Bordeaux.
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