Professeur à La Sorbonne
Avec la collaboration de Françoise Ligier
Editions ABC. Paris. Dakar. Abidjan. 166 pages
Collection Grandes Figures Africaines
Direction historique: Ibrahima Baba Kaké — Direction littéraire : François Poli
Après tant d'années, Samori soulève toujours autant de passion. En dehors de tout souci, de vérité, des Africains l'invoquent ou le vilipendent au gré de leurs tactiques politiques. Ils rendent ainsi un hommage involontaire à l'importance historique de celui qui a renouvelé profondément la société malinké à la veille de la conquête coloniale.
On sait que l'histoire est avant tout faite de questions que posent au passé les hommes d'aujourd'hui pour mieux comprendre leurs luttes, et éclairer l'avenir qu'ils s'efforcent de construire. Mais cet éclairage risque d'être faux, et donc trompeur, si un grand effort n'est pas fait pour rechercher honnêtement la vérité au-delà des urgences tactiques.
Samori est devenu un symbole des nouveaux nationalismes africains à l'heure de la décolonisation, si bien que beaucoup n'ont voulu voir en lui que le héros de la lutte contre l'oppression française. Effectivement, peu de chefs africains confrontés à la poussée impérialiste ont su résister avec autant d'habileté et de courage, et finalement, de succès. Succès relatif puisque l'issue finale, nous le voyons bien, était inévitable dans la conjoncture de l'époque. Succès cependant, puisque de la visite du lieutenant Alaka Messa, en 1881, à l'arrestation de Samori, dix-sept années se sont écoulées. Il aurait pu, il est vrai, se soumettre et subsister sous la tutelle européenne, comme d'autres l'ont fait, encore que la volonté spécifiquement française de nivelage et de massification rendait difficile toute formule d'administration indirecte. Mais à quoi bon vivre si l'on a perdu ses raisons de vivre ? Le sens mandingue de l'honneur a empêché cette fin médiocre et c'est pourquoi la puissance symbolique de Samori est si grande.
Les dix-sept ans de lutte pèsent lourdement dans la balance, mais ils ne doivent pas nous faire oublier que la carrière politique de notre héros a duré trente-huit ans, à partir de 1860-1861. Il ne faudrait pas se laisser aller à dire que Samori s'était donné pour but unique de combattre les Français. Certes, il l'a fait mieux que quiconque quand il a fallu choisir entre la lutte et la soumission, mais l'empire qui lui a permis de mener cette longue lutte efficace était alors déjà construit.
La vérité nous oblige donc à considérer Samori comme un constructeur d'empire ou, plus exactement, comme un homme ayant su donner une solution malinké à la crise qui ébranlait la société malinké. Que cette crise ait été due, dans une certaine mesure, à l'influence croissante de l'Europe à travers un commerce à longue distance de plus en plus actif c'est une autre affaire. Samori ne pouvait pas en être conscient et ne pouvait pas comprendre que cela amorçait déjà la mise en dépendance de l'Afrique par rapport au capitalisme mondial, et donc la conquête coloniale. Les puissances européennes qui allaient en être
les acteurs n'en avaient pas elles -mêmes conscience avant 1880.
Pendant plus de vingt ans, l'oeuvre de Samori doit donc se comprendre selon la dynamique propre à l'histoire africaine. Sans détruire la société malinké, dont il était issu, et à laquelle il était attaché, en dépit de ses liens avec la minorité musulmane, Samori en a modifié les équilibres sociaux et politiques. Il l'a guérie de ses scléroses et lui a rendu un dynamisme dont les conquérants français vont faire l'expérience, et qui fera de ce peuple l'un des plus aptes à maintenir son identité collective durant l'ère coloniale. Evidemment, pour que Samori réussit, il fallait que cette société soit assez riche, souple et diversifiée pour s'y prêter. L'analyse d'une longue histoire politique, sociale et culturelle, remontant à l'empire médiéval du Mali, permet de l'expliquer.
On peut certes construire une légende noire autour de Samori en interrogeant ceux qu'il a écrasés pour s'être dressés en travers de sa route. Des violences ont été commises, que l'Europe serait bien hypocrite de juger scandaleuses, mais qui n'en sont pas moins déplorables. Elles n'ont jamais excédé la norme culturelle de ce temps et de ce pays. Si l'on se tourne vers la tradition malinké, ce serait d'ailleurs plutôt une « hagiographie » de Samori que l'on rencontre, et qu'il faut critiquer.
Mais l'essentiel est que la fierté et la force qui résultaient de la rénovation de cette société ne permettaient plus la soumission, considérée comme abjecte et indigne, même si la froide raison la présentait comme un moindre mal.
D'où la lutte épique a qui suivi et que l'Afrique moderne a bien raison d'évoquer. Mais il convient de souligner que cette lutte n'était pas essentiellement celle d'une structure ethnique ou impériale pour assurer sa perpétuation, Elle n'aurait pas pu être aussi longue et obstinée.
C'était la lutte d'un peuple entier et d'une fédération de ses communautés de base, dont Samori a toujours respecté l'autonomie quand elles ne rejetaient pas sa prépondérance, pour rester maître de son propre destin. L'échec importe peu si on comprend la leçon. Sans en avoir conscience donc, les Malinkés luttaient contre l'extension à l'Afrique de la massification, c'est-à-dire de la généralisation des rapports de marchandises à la place des rapports humains.
Dans ce sens ils sont exemplaires, et la lutte de Samori doit rappeler à l'Afrique d'aujourd'hui que la décolonisation politique n'a aucun sens si le grand mouvement d'uniformisation qui pousse le monde vers l'entropie, c'est-à-dire la mort culturelle, ou l'état non humain de la « méga-ethnie », se poursuit sous la direction d'agents africains. Maintenant que nous savons que dans un monde limité, dominé par la dégradation de l'énergie, le mélange des cultures, sous prétexte de transfert des techniques et d'efficacité, mène à la victoire des forces de Mort, à la « thanatocratie » de Michel Serrer, nous voyons que la seule voie du salut est de rendre à chaque groupe humain son autonomie créatrice. Cela est évidemment impossible dans la ligne du matérialisme mécaniste et de la logique positiviste de l'efficacité qui sont la définition du capitalisme. Mais c'est la ligne dominante de la réflexion autogestionnaire, qui est devenue aujourd'hui le seul projet crédible du socialisme.
Il me semble qu'on peut trouver là la plate-forme d'une lutte commune pour tous ceux qui en Afrique, en Europe et ailleurs, pensent que le temps de l'homo sapiens n'est pas encore passé.
Ces considérations, je l'espère, ne paraîtront pas déplacées à ceux qui auront lu ce récit. Le lecteur qui suivra la marche des sofas dans les savanes coupées de galeries forestières, ou sur les franges de la grande sylve, devrait éprouver une certaine amitié fraternelle pour ces hommes toujours braves et obstinés, parfois cruels, hélas, mais surtout fiers et décidés à rester maîtres de leur destin aussi longtemps que Dieu le permettrait.
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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.